"J'imaginerais plutôt mes livres comme des billes qui roulent. Vous les captez, vous les prenez, vous les relancez ", déclarait
Michel Foucault en 1975. Trente ans après sa disparition prématurée,
le 25 juin 1984, beaucoup de lecteurs ont entendu le message. Cette
figure majeure de la pensée leur fournit en effet des clés plus utiles
que jamais pour appréhender les défis du XXIe siècle : la
marchandisation du vivant, l'évaluation dans le travail ou à l'école, le
développement des luttes d'usagers, le traitement des Roms... Si son
œuvre est toujours vivante, c'est grâce à la multitude d'usages
auxquels ont donné lieu ses interventions, des favelas du Brésil aux
universités américaines, de la commission Vérité et réconciliation en
Afrique du Sud aux écoles d'architecture, des mouvements sociaux aux
scènes de théâtre. Utilisés par des chercheurs, ses concepts portent
bien au-delà du monde universitaire : on en trouve la trace dans le
travail de médecins, de formateurs, d'artistes et autres acteurs. Ils
héritent des psychiatres et des sociologues qui s'étaient inspirés, du
temps où l'auteur était en vie, de l'Histoire de la folie (1961).
Cet
ouvrage, issu de sa thèse de doctorat en philosophie, porte sur
l'enfermement des fous à la fin de l'âge classique. Il participe d'une
œuvre aux objets mouvants, qui s'intéresse tour à tour à l'institution
médicale (
Naissance de la clinique, 1963), à la prison (
Surveiller et punir, 1975), à la sexualité (
La Volonté de savoir, 1976), aux discours (
L'Archéologie du savoir, 1969), aux sciences humaines (
Les Mots et les Choses,
1966)... Après avoir analysé les dispositifs de pouvoir qui
hiérarchisent les corps et les comportements, instituant un partage
entre le normal et l'anormal, Michel Foucault se penchera, vers la fin
de sa vie, sur un problème éthique : comment l'individu, durant
l'Antiquité, se constitue comme sujet (
Le Souci de soi, 1984).
Mais son œuvre polymorphe ne se compose pas seulement d'essais. Elle est
aussi faite de cours, de conférences, d'entretiens et d'articles. La
diversité de ce travail philosophique est d'ailleurs tombée sous le feu
des critiques.
" Comme si non seulement les changements de champ
d'intérêt et d'outillage conceptuel, mais également un rapport complexe
tout à la fois avec la philosophie universitaire et avec certaines
formes d'engagement direct et de militantisme empêchaient une fois pour
toutes d'accorder au parcours foucaldien la dignité d'une pensée ", écrit la philosophe Judith Revel dans
Foucault. Une pensée du discontinu (2010).
Longtemps, la légitimité de Foucault n'a pas été reconnue en France.Dans
les années qui suivent sa mort, son œuvre fait des émules à
l'étranger, donnant lieu à une profusion de travaux, dans le monde
anglo-saxon notamment. Dans l'Hexagone, en revanche, elle reste plombée
par le refoulement de la " pensée 68 ".
" Comme Gilles Deleuze ou
Jacques Derrida, Foucault été fait l'objet d'un rejet en France, ou du
moins d'une occultation, pendant les années 1980 et un peu au-delà, explique le philosophe Michel Feher.
C'est le moment où la sphère publique, sous prétexte de célébrer les
droits de l'homme, est baignée par l'eau tiède d'un libéralisme et d'un
républicanisme aussi rassurants que peu inventifs. "
Entre-temps,
il inspire des mouvements de lutte autour du sida. Aides, d'abord :
créée par son ex-compagnon, Daniel Defert, en 1984, l'association est
étroitement liée au deuil du philosophe.Quelques années plus tard, Act
up met en pratique la définition foucaldienne de la lutte comme prise
de parole de ceux qui ne l'ont pas, en offrant une tribune et un espace
de visibilité aux séropositifs.
Foucault, toutefois, ne sortira
vraiment de l'ombre qu'au milieu des années 1990. Didier Eribon, qui
publie une première biographie du philosophe en 1989, jouera un rôle
dans le retour du penseur sur la scène intellectuelle en organisant, à
l'orée du XXI
e siècle, un colloque au Centre Georges-Pompidou
consacré à " L'infréquentable Michel Foucault ". Aujourd'hui, la "
Foucaultmania " a définitivement gagné la France. Elle profite d'une
actualité éditoriale sans cesse alimentée par les rééditions de ses
essais chez Gallimard : 1,3 million de ventes toutes collections
confondues.
Au rayon sciences humaines,
Histoire de la folie à l'âge classique
fait figure de best-seller avec plus de 200 000 exemplaires vendus
pour la seule collection " Tel ". Mais c'est le format poche de
Surveiller et punir
qui connaît la plus belle progression depuis octobre 2013 - 4 400
exemplaires supplémentaires. Quant aux inédits, le fonds est inépuisable
: la publication posthume des cours de Foucault au Collège de France
doit s'achever en mai 2015, avec la parution de
Théories et institutions pénales,
mais l'exploitation future des archives déposées à la BNF ouvre de
nouvelles perspectives. Acquis à l'automne 2013 pour 3,8 millions
d'euros,les 37 000 feuillets rassemblés dans 120 boîtes et
conservés dans son appartement de la rue de Vaugirard ne devraient être
consultables qu'à l'automne 2014. Leur classement n'est pas encore
terminé que, déjà, une petite dizaine d'initiés travaillant sur deux
volumes de " La Pléiade " en préparation ont pu y jeter un œil.
Intégrer cette collection prestigieuse est un signe de consécration.
Dans
le monde académique également, Foucault a trouvé sa place. Il fait, de
nos jours, l'objet d'une exégèse savante dont le spécialiste Michel
Sénellart, professeur à l'Ecole normale supérieure de Lyon, est l'un des
représentants. Depuis dix ans, de plus en plus de jeunes chercheurs lui
consacrent des thèses. Frédéric Gros, professeur de philosophie
politique à l'université Paris-XII, a lancé le mouvement en 1995, avec
son doctorat sur la théorie de la connaissance et l'histoire des savoirs
dans l'œuvre foucaldienne. Depuis,
" Foucault est devenu une référence académique, constate le philosophe Mathieu Potte-Bonneville.
Il
est légitime aujourd'hui de faire des thèses ou des masters sur lui. La
philosophie s'est acclimatée à sa pensée, il est accueilli comme un
auteur. "
Il suffit de taper son nom sur le site Theses.fr
pour constater, depuis 2004, une prolifération de mémoires portant sur
son rapport au christianisme, à la psychiatrie, à l'art contemporain, à
l'histoire, au corps, à l'éthique, à la résistance, à la vie, au
pouvoir, à la vérité. Selon l'Institute of Scientific Information de
l'agence Thomson Reuters, qui indexe les citations recensées dans les
revues académiques, Foucault compte, avec Pierre Bourdieu, parmi les
auteurs contemporains en sciences humaines
les plus cités du monde.
" La réception de ses travaux reste principalement philosophique en France, estime l'historien des idées François Cusset.
Aux Etats-Unis, on prélève des bouts de texte pour en faire des opérations sociales, politiques, existentielles. Et
on se demande ce que cela veut dire de lire Foucault quand on est noir,
homosexuel, travailleur social. Cette question du lecteur est absente
ici. "
Mais l'omniprésence de cette œuvre tient avant tout à sa capacité à voyager dans l'espace et le temps.
" Insensiblement, nous sommes passés d'un travail sur auteur à un travail avec auteur,
affirme le philosophe Guillaume Le Blanc en avant-propos d'un livre
collectif, Usages de Foucault, paru en janvier. La question qui est la
nôtre aujourd'hui est bien : quel usage pouvons-nous faire de l'auteur
que nous lisons ? A quoi nous est-il utile ? Non pas : que dit-il ? Mais
bien plutôt : que nous dit-il ? Que faire avec lui ? " Ou comment se
saisir de l'invitation lancée à la postérité par Foucault lui-même, qui
parlait de ses théories comme de
" boîtes à outils ". Une
comparaison désormais célèbre, empruntée à Gilles Deleuze dans un
entretien sur " Les intellectuels et le pouvoir ", publié dans
Dits et écrits en 1972, qui en côtoie d'autres moins connues :
" explosif efficace comme une bombe et joli comme un feu d'artifice ", " arme ", " ustensile ",
" instrument dont d'autres pourront se servir "...
En
filigrane, l'idée d'une œuvre désacralisée, non close sur elle-même, et
celle d'un auteur qui aide à penser les métamorphoses du monde. Ainsi,
aujourd'hui, nombreux sont les chercheurs qui l'utilisent pour
appréhender les évolutions du néolibéralisme.En 1979, quelques
semaines avant que Margaret Thatcher soit élue au poste de premier
ministre au Royaume-Uni, Foucault donne un cours dans lequel il expose
que le néolibéralisme veut faire de l'entreprise un nouveau modèle de
société. Contrairement à une idée reçue, ce n'est donc pas le
laisser-faire qui caractérise ce mode de gouvernement.
A l'époque,
les indices qui permettent de l'affirmer sont encore rares. Mais, dans
les années 2000, les discours du Medef confortent les intuitions de
Michel Foucault. Ils offrent l'occasion aux auteurs de
La Nouvelle Raison du monde,
Christian Laval et Pierre Dardot, de montrer que l'Etat et la société
(école, université, hôpital...) sont désormais soumis aux normes de
l'entreprise et de la concurrence. Les analyses foucaldiennes du
néolibéralisme nourrissent bien d'autres auteurs contemporains, tels
Wendy Brown, Geoffroy de Lagasnerie ou Michel Feher.
" L'essor des marchés financiers, précise ce dernier,
a engendré des individus moins disposés à faire de leur vie une affaire profitable dans la durée que préoccupés de se rendre appréciables à chaque instant aux yeux des prêteurs et des employeurs.
Si Michel Foucault ne pouvait évidemment pas prévoir une pareille évolution, il est possible d'en rendre compte en actualisant son enquête. "
Dans
les sciences du vivant, les innovations des dernières décennies -
clonage, tests ADN, utilisation de médicaments pour contrôler le corps -
fournissent une autre actualité aux théories de Foucault, et notamment à
son concept de " biopolitique ". Ce néologisme désigne un pouvoir qui
s'est transformé entre la fin du XVIII
e et le début du XIX
e
siècle, et qui s'exerce sur les vies et les corps. Alors que le
souverain, autrefois, laissait vivre et faisait mourir, le pouvoir,
aujourd'hui, laisse mourir et fait vivre. Avec lui, l'hygiène, la santé,
la sexualité, l'alimentation, la natalité deviennent donc des enjeux
politiques.
" Cette notion possède une richesse conceptuelle qui permet de comprendre le nouveau pouvoir bio-économique contemporain, avance François Cusset.
Celui-ci
prend les corps en charge, les mesure, les transforme, et les rend
normativement désirables par le biais de la sexologie et des médias. La
pertinence des échappées de Foucault sur les rapports nouveaux entre le
pouvoir et la vie incite à avoir de ses travaux un libre rapport
d'usage, de mise en œuvre, de prolongement de son travail sur des objets
qu'il n'avait pas pu prévoir. "
Autres objets imprévus
: les études de genre, qui, elles aussi, lui empruntent beaucoup. Le
livre-phare de l'Américaine Judith Butler,
Trouble dans le genre
(La Découverte, 2006), déconstruit l'idée qu'il existerait un " vrai "
sexe (masculin ou féminin) auquel on serait naturellement assigné.
L'argument prend appui sur la thèse foucaldienne selon laquelle
l'identité sexuelle ne préexiste pas à la loi : elle se constitue dans
le rapport de pouvoir. Dans
Critique de la raison nègre (La
Découverte, 2013), Achille Mbembe, penseur d'origine camerounaise et
professeur en Afrique du Sud, convoque quant à lui Foucault pour
expliquer les ressorts institutionnels du racisme, cette
" part de l'humain chez l'Autre violée, voilée ou occultée ".
" Dans son étude sur La Naissance de la biopolitique,
Foucault fait valoir qu'à l'origine le libéralisme"implique en son cœur un rapport de production/destruction - avec - la liberté".
Il
oublie de préciser qu'historiquement l'esclavage des Nègres représente
le point culminant de cette destruction de la liberté ", écrit Mbembe. Foucault inspire aussi toute une réflexion autour de l'existence d'une
" politique municipale de la race " dans un livre à plusieurs mains, paru en février,
Roms & riverains
(La Fabrique), présenté par Eric Fassin. Le sociologue s'appuie sur la
notion de biopouvoir pour mettre en lumière une de ses modalités
néolibérales : ne pas laisser vivre ceux dont la vie est jugée sans
valeur, sans pour autant les faire mourir.
Signalons enfin les
résonances non " scientifiques " d'une pensée en actes, dont on peut
percevoir un héritage dans les mouvements de chômeurs et de précaires
qui investissent les guichets d'aide sociale, les luttes des malades du
sida comme celles des utilisateurs de drogue. Autant d'expériences qui
prolongent l'initiative du Groupe d'information sur les prisons (GIP),
cofondé par Michel Foucault, dont l'ambition était de donner la parole
aux détenus
.
" Michel Foucault est sans doute le seul qui ne se répète jamais ",
affirme le philosophe Mathieu Potte-Bonneville. C'est parce qu'elle est
ouverte que son œuvre autorise des appropriations si diverses.
Surveiller et punir
est devenu la référence des formateurs de l'Ecole nationale de
l'administration pénitentiaire (ENAP). Ce livre est utilisé dans les
stages qui s'adressent à tous les personnels, du gardien au directeur,
afin de les équiper face à l'adversité en leur offrant des outils
théoriques pour résister aux effets de l'organisation carcérale. Mais ce
n'est pas tout. Il inspire aussi les travaux sur le management. Le
système architectural du panoptique inventé par Jeremy Bentham pour
surveiller les prisonniers qui y est décrit sert de modèle aux
techniques de gestion destinées à contrôler les individus.
Dernier exemple : en 2000, dans la revue
Le Débat,
François Ewald, ancien assistant de Foucault au Collège de France,
injecte des idées de son maître dans un texte intitulé " Les noces du
risque et de la politique ", qu'il signe avec l'ancien vice-président du
Medef, Denis Kessler. Il y célèbre un libéralisme assurantiel fondé sur
l'apologie du risque individuel : l'individu responsable est présenté
comme celui qui sait gérer ses risques. Cette plaidoirie s'inspire du
concept de " gouvernement de soi " qui occupe Foucault à la fin de sa
vie : l'idée que les sujets, chez les Grecs anciens, étaient appelés à
se gouverner eux-mêmes, à prendre en charge leur propre existence.
L'œuvre
foucaldienne donne donc lieu à des reprises néolibérales qui, à force
d'en dévoyer la portée subversive, peuvent déboucher sur des
contre-sens. D'où la question impertinente que pose le philosophe Alain
Brossat dans sa contribution au livre collectif
Michel Foucault. Un héritage critique, paru au printemps : " Boîte à outils ou supermarché aux idées ? ", titre-t-il.
"
Le moins que l'on puisse dire est que la première partie de
l'invitation lancée par Foucault à ses contemporains et à la postérité ("Entrez et servez-vous !")
a été largement honorée. (...)
Mais de là à conclure que ces emprunts et le travail de redistribution
de ces outils se destinent à mettre à mal les "systèmes de pouvoir"...
c'est une autre affaire. "
N'est-ce pas au fond le propre de toute pensée vivante que de servir d'autres récits que les siens ?
" Certaines pensées imposent leur mode d'emploi, d'autres non. Bourdieu, on ne lui fait pas dire ce qu'il n'a pas dit ", précise
Eric Fassin. Le sociologue, en effet, a proposé des grilles de lecture
précises des faits sociaux, là où la réflexion de Foucault est au
contraire marquée par une variation incessante d'objets et de méthodes.
Rétive aux étiquettes, elle enjambe les cloisonnements traditionnels :
la théorie se mêle à la pratique, la philosophie à l'histoire, le passé
au présent. C'est ce qui la rend si féconde.
Marion Rousset, Marion Rousset
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