vendredi 13 juin 2014

Le foot français, les noirs et les arabes Patrick Simon Mouvements 2014/2 (n° 78)



 Résumé
Les rapports entre football et immigration sont anciens et structurants. La circulation internationale des joueurs et l’incorporation de jeunes d’origine immigrée dans les équipes locales et nationales font du football une vitrine cosmopolite et mondialisée. Pour autant depuis l’éphémère glorification de l’équipe « Black-Blanc-Beur » en France en 1998, la place des joueurs d’origine immigrée dans les clubs et dans l’équipe nationale, en particulier ceux liés à l’immigration postcoloniale, fait l’objet de nombreux débats. Faisant suite aux attaques contre l’équipe « Black-Black-Black » proférées par Alain Finkelkraut ou Georges Frêche, une réunion du staff de la Direction technique nationale a évoqué en 2011 le projet de limiter la présence de joueurs des minorités ethno-raciales. Révélée par le site Mediapart, « l’affaire des quotas » et les réactions qu’elle a suscitées sont utilisées par Patrick Simon dans cet article pour analyser les relations entre le foot français et les minorités.

Plan de l'article

  1. • La racialisation des joueurs de football
  2. • L’empire inversé : la fuite des doubles nationaux
  3. • Existe-t-il des discriminations ethno-raciales dans le football ?

Pour citer cet article

Simon Patrick, « Le foot français, les noirs et les arabes », Mouvements 2/ 2014 (n° 78), p. 81-89
URL : www.cairn.info/revue-mouvements-2014-2-page-81.htm.
DOI : 10.3917/mouv.078.0081

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 Les rapports entre le foot français et les minorités ethno-raciales sont rarement exposés publiquement. Ils se construisent dans les replis de la colorblindness, cette fiction selon laquelle l’origine ou la race des acteurs, ne devant pas avoir d’influence sur l’organisation des institutions ou structures sociales, n’ont pas à être prises en compte. De fait pourtant, elles le sont, et le plus souvent sur le mode de la domination, de la mise à distance et de la discrimination et du racisme plus ou moins feutrés. Par intermittence, la porte du placard s’entrouvre fugacement et laisse voir l’ordinaire du traitement des minorités. Les relations ambivalentes du foot français avec les minorités ethno-raciales ont ainsi connu leur moment de vérité avec l’affaire dite des « quotas dans le foot » en avril 2011.
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L’affaire commence quand Mediapart rend publique une réunion de la Direction technique nationale (DTN) qui s’était tenue le 8 novembre 2010, d’abord dans un article du journal sur les quotas, puis, après les dénégations de plusieurs des participants dont Laurent Banc, alors sélectionneur de l’équipe de France, par la publication in extenso d’une partie du verbatim. La réunion est consacrée à la future politique sportive du foot français et s’appuie sur un audit externe du fonctionnement de l’Institut national du football  [1][1] INF : le centre de formation de Clairefontaine qui... (INF), audit qui pointe notamment le nombre important de joueurs binationaux susceptibles de partir jouer pour des équipes nationales étrangères avant d’intégrer l’équipe de France A. Le thème suscite en effet de nombreuses inquiétudes : il a été évoqué à plusieurs reprises avant et après la Coupe du monde de juin 2010. Le constat d’un nombre significatif de joueurs formés à l’INF qui, lors de la Coupe du monde, ont joué dans des équipes concurrentes à l’équipe de France a fait désordre. D’où l’audit et les propos échangés dans cette discussion débridée, enregistrée clandestinement par l’un des participants  [2][2] L’enregistrement a été effectué par Mohammed Belkacemi.... et révélée par Mediapart le 28 avril 2011. Les protagonistes évoquent explicitement des objectifs de contrôle et limitation du nombre de joueurs binationaux – les fameux quotas fondés sur la binationalité supposée ou l’origine des joueurs – et dérapent rapidement sur des considérations sur les « blacks » (leur surreprésentation et leur style de jeu plus physique que cérébral). Ces propos leur ont valu dans la presse des accusations de racisme, bien qu’ils s’en soient défendus et que de nombreux soutiens aient plaidé le malentendu. Devant le scandale, le DTN François Blaquart est temporairement suspendu et une commission d’enquête est mise en place par la FFF  [3][3] Composée de Patrick Braouezec, président de la Fondation.... Le rapport de la commission disculpera les protagonistes de toute visée raciste, tout en soulignant que le projet de quota ou de sélection fondée sur l’origine serait discriminatoire, mais qu’il n’a pas été mis en œuvre et ne le sera pas. À l’issue de toute cette affaire, le DTN est confirmé dans son poste et le seul à être sanctionné est le lanceur d’alerte, Mohammed Belkacemi, qui avait enregistré la réunion.
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Venant après le fiasco retentissant de l’équipe de France à la Coupe du monde en Afrique du Sud qui avait déjà suscité des interprétations équivoques sur le profil socioethnique des joueurs  [4][4] Voir l’ouvrage de S. Beaud avec P. Guimard, Traîtres..., les propos échangés lors de la réunion illustrent la banalité de la mobilisation du répertoire de l’ethnicité et de la race pour interpréter les enjeux sportifs dans le football et, plus généralement, l’extension de la racialisation de la gestion des clubs et des joueurs, au plus haut niveau comme dans l’univers amateur. À ce titre, loin d’être un dérapage malheureux et isolé comme le suggère la conclusion de la commission d’enquête, l’affaire des quotas est révélatrice d’une évolution des conditions d’exercice du football en France et peut être utilisée comme un analyseur de la façon dont la question ethno-raciale travaille ce sport dans ses profondeurs, comme elle reconstruit les problématiques sociales de la France contemporaine.


• La racialisation des joueurs de football

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La discussion débridée dont rend compte le verbatim est tout d’abord symptomatique de la banalité de la racialisation des catégories d’interprétation des enjeux de ressources humaines et de performance sportive dans l’univers du football français. Alors que le prétexte initial à la discussion est la situation des joueurs binationaux, les catégories utilisées glissent rapidement à « gens de couleur » ou « blacks ». De nationalité, il ne sera en fait très peu question. Une bonne partie de la discussion tourne autour des joueurs noirs en alignant les stéréotypes raciaux les plus éculés sur leur morphologie et leur intelligence de jeu  [5][5] J. Latta, « Pas de blacks, ‘Pas de problème’ ? », Les.... On comprend alors que pour la direction technique nationale, le problème avec les noirs est qu’ils développent un certain type de jeu qui a montré ses limites lors de la Coupe du monde. La configuration tactique des vainqueurs espagnols est prise comme référence et, justement, Laurent Blanc rappelle que les Espagnols lui ont dit « nous, on n’a pas de problème. Nous, des blacks, on n’en a pas ». Ainsi, le constat descriptif d’une forte représentation des noirs dans les sélections nationales est converti en association entre une couleur de peau et des propriétés physico-intellectuelles ou comportementales.
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Bien que tous les participants se défendent de toute visée raciste pendant la discussion (« c’est pas les gens de couleur qui me posent un problème » dit Laurent Blanc) et dans leurs nombreuses justifications et dénégations ultérieures, la correspondance instituée entre l’origine ou la race et des comportements ou dispositions sportives est la marque du trait racialiste dans sa dimension biologique ou naturalisante. Racialiste, c’est-à-dire prêter un rôle explicatif à la « race » indépendamment d’autres propriétés des individus, que ce rôle soit positif ou négatif. Or ici, la réduction racialiste est opérée dans un enchaînement prévisible : 1) les noirs et les arabes ont des propriétés sociales et des dispositions physiques et comportementales qui les placent en position favorable dans l’accès au foot de haut niveau, et ce très jeunes ; 2) ces dispositions quasiment innées qui les avantagent rendent compte de leur forte surreprésentation qui se fait au détriment de la présence des joueurs blancs qui ont d’autres qualités à faire valoir ; 3) les qualités des joueurs blancs (plus petits, mais au jeu plus collectif et plus intelligent si on comprend bien le portrait en creux dressé par les protagonistes) ne sont actuellement pas priorisées dans les critères de recrutement ; 4) Or les critères de recrutement ont construit le jeu à la française qui s’est développé autour d’une armature black-beur, pour le dire comme ça, et c’est ce jeu qui a montré ses limites depuis le début des années 2000, conduisant tout droit au désastre de la Coupe du monde de 2010 ; 5) le lien entre la présence des noirs et des arabes dans les sélections nationales et l’échec du jeu « à la française » se comprend dans les interventions qui ont suivi la Coupe du monde et se retrouve plus explicite dans la réunion ; 6) puisqu’il faut changer de jeu (thème de la réunion), il faut changer de types de joueurs, entendu d’un point de vue sportif et donc ethno-racial. Trop de joueurs venant des cités de banlieue et trop de noirs et d’arabes, qui sont souvent, mais pas toujours, les mêmes : la racialisation de la politique sportive est achevée dans cette série d’associations pseudo logiques.
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À la lecture des échanges, on est effarés par la légèreté avec laquelle les plus hauts dirigeants des équipes de France peuvent envisager d’établir une sélection discriminatoire basée sur l’origine des joueurs (quel que soit le critère choisi pour le faire), tout en n’étant pas vraiment surpris par le vocabulaire utilisé ni par les préoccupations avancées qui sont représentatives du contexte de la diversité ethno-raciale de la société française. De fait, les instances du football français sont en immersion profonde dans la gestion de la question ethno-raciale, et ce à tous les niveaux hiérarchiques, du club de quartier à l’équipe de France en passant par les clubs professionnels. Les questions ne se posent pas de la même manière à chaque niveau, et chaque acteur du système dispose de ses logiques propres. Mais tous sont confrontés à la question ethno-raciale et sont généralement extrêmement mal outillés pour la prendre en charge. Du racisme des supporters aux confrontations interethniques dans les tribunes ou les terrains du sport amateur à la gestion symbolique et économique des dosages des origines sociales et ethniques des joueurs, les référents ethno-raciaux saturent l’espace du football. Les équipes sont des vitrines pour les quartiers, les villes, les nations. Pas étonnant que la visibilité soit au cœur des problématiques du football.
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Laurent Blanc ébauche une explication à la surreprésentation des joueurs noirs : « je suis sur les terrains tous les samedis, je vois quelques centres de formation : on a l’impression qu’on forme vraiment le même prototype de joueurs : grands, costauds, puissants. […] Qu’est-ce qu’il y a actuellement comme grands, costauds, puissants ? Des blacks ». La typification réalisée par le stéréotype à l’égard des noirs et des arabes renforcerait donc simultanément leur investissement dans la carrière du foot – secteur où ils peuvent obtenir la promotion sociale qu’on leur refuse ailleurs – et la préférence dont ils feraient l’objet. C’est en tout cas ce dont s’émeuvent les intervenants à la réunion qui constatent une stratégie préférentielle de recrutement de joueurs athlétiques, donc noirs selon eux.
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Les critiques relevant la disproportion de joueurs noirs dans l’équipe font d’autant plus scandale qu’elles révèlent l’impensé collectif autour de la représentation de la Nation. Alors que toutes les structures représentatives de la société ne s’ouvrent que très lentement à la diversité ethno-raciale, le sport et tout particulièrement le football offre un miroir inversé. Incarnation de la nation, l’équipe de France est devenue « Black-Black-Black » – comme s’en sont tour à tour offusqués Jean-Marie Le Pen (dès 1996 et de nouveau en 2006), Alain Finkielkraut ou Georges Frèche –, elle n’est plus celle de l’intégration fondée sur un miraculeux équilibre des dosages socio-ethniques. Si les liens entre football et immigration ont une longue généalogie  [6][6] Voir S. Beaud, G. Noiriel, « L’immigration dans le..., l’arrivée des enfants des migrations postcoloniales dans l’équipe de France a engagé une rupture modifiant complètement les représentations des joueurs d’origine immigrée.

• L’empire inversé : la fuite des doubles nationaux

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L’objet central de la fameuse réunion du 8 novembre 2010 porte bien sur les doubles nationaux incubés en équipes de France juniors et espoirs et qui choisissent finalement de jouer pour une autre équipe nationale. Les chiffres avancés sont impressionnants. Sur la base du rapport d’audit externe (qui n’a pas été diffusé), François Blaquart évoque ainsi le chiffre de 50 % de binationaux parmi les jeunes des sélections nationales françaises. Mediapart a de son côté mis en ligne un graphique siglé FFF sur la « situation des sélections nationales 2010-2011 » qui fournit pour chaque équipe (U16, U17, U18, U19, U20, U21 : les formations sont organisées par groupes d’âge) la proportion de joueurs « susceptibles à tout moment d’opter pour une autre nation sportive » : entre 39 % et 49 % des joueurs sélectionnés selon les équipes sont dans ce cas, soit 43 % des 348 joueurs de cette année-là.
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Comment ces chiffres ont-ils été établis ? Mediapart essaie de retrouver la source du dénombrement  [7][7] F. Arfi « Les petits calculs de la DTN sur l’origine..., mais le DTN François Blaquart s’emmêle dans ses explications. Il commence par caractériser les binationaux comme « les joueurs qui peuvent être attirés, sentimentalement, affectivement, par la nation dont un membre de leur famille est issu », puis après avoir vigoureusement nié l’existence de tout fichier enregistrant l’information, évoque le nom ou la religion. Le rapport de la commission d’enquête relève la même indétermination : « le graphique […] est le résultat approximatif de recherches, essentiellement via Internet, sur des critères tels que le nom du joueur, son lieu de naissance, la nationalité de ses parents et grands-parents, ou encore l’identité de son conjoint ». Pas grand-chose à voir avec des nationalités juridiques : c’est bien d’origine dont il s’agit en fait. Et bien entendu, sont ciblés essentiellement des Africains subsahariens ou Maghrébins.
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Si les chiffres sont approximatifs, c’est que beaucoup de doubles nationalités restent théoriques. L’information ne figure pas dans le recensement, et les régimes de citoyenneté varient considérablement selon les pays d’origine des parents immigrés. De nombreux Français descendants d’immigrés n’ont jamais formellement demandé des papiers d’identité officiels du pays de leur(s) parent(s). La double nationalité est le plus souvent déclarative et théorique. Cependant, il est vrai que si ces ressortissants potentiels en font la démarche, les pays d’Afrique du Nord et d’Afrique subsaharienne attribuent facilement leur nationalité aux enfants, voire petits enfants, de leurs anciens ressortissants. Selon Le Monde, 18 des 23 joueurs de la sélection algérienne lors de la Coupe du monde en Afrique du Sud étaient ainsi nés en France  [8][8] T. Baïetto, N. Gandillot, C. Maestracci, « Les ‘binationaux’,....
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Dans un entretien aux Inrockuptibles quelques jours après l’explosion de la polémique, André Mérelle, ancien directeur du centre de formation de Clairefontaine parle également de 60 % à 70 % de joueurs binationaux dans ses promotions. Ce qui signifie qu’à minima ces 60 % à 70 % de joueurs sont des immigrés venus jeunes ou plus probablement des descendants d’immigrés. Pourtant, les données connues concernant la double nationalité chez les descendants d’immigrés sont largement inférieures. Les descendants d’immigrés et les immigrés venus jeunes en France ne représentent que 15 % des jeunes dans les tranches d’âges concernés, et parmi eux un tiers sont des binationaux déclarés  [9][9] Source enquête Trajectoires et Origines, 2008. Les.... Au total, environ 5 % des 18-25 ans sont des descendants d’immigrés doubles nationaux. À en croire les chiffres avancés par la DTN, la surreprésentation de joueurs potentiellement doubles nationaux serait dès lors spectaculaire.
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Par ailleurs, est-il avéré que ces joueurs pouvant choisir une équipe étrangère le font ? La plupart des tribunes publiées après les révélations de Mediapart tendent à considérer que les meilleurs joueurs restent en équipe de France et que ce sont ceux qui n’auraient pas pu être sélectionnés en équipe A qui partent dans une autre équipe nationale. Quelques exemples semblent prouver le contraire, mais ce n’est sans doute pas le plus intéressant dans cette question. Le fait que la DTN se pose ici un problème de base en ressources humaines, à savoir comment attirer et garder les meilleurs joueurs, est relativement inédit de la part de l’instance d’élite par excellence. Traditionnellement, l’élite est en position de choisir les joueurs détectés au plus jeune âge dans les centres de formation en France, mais aussi dans le vivier que constituent les formations africaines. Les clubs d’Afrique subsaharienne et du Maghreb sont devenus le terrain de chasse de recruteurs qui se livrent à une véritable traite pour faire venir parfois de très jeunes joueurs dans les centres de formation européens, quitte à les abandonner après quelques mois sans ressources et sans papiers. Avec le départ de joueurs formés au Nord vers le Sud, le circuit de prédation connaîtrait donc une inversion historique. Les terrains de chasse se déplacent et des démarcheurs des équipes africaines viennent avec succès convaincre des joueurs de haut niveau dont l’origine permettrait une incorporation dans les équipes nationales de leur pays d’origine, celui de leurs parents, voire celui de leurs grands-parents. L’empire se retourne sur ses bases. On comprend alors le problème de la DTN : perdre son investissement alors que le rendement venait à son terme. Cette position pragmatique est relevée par Stéphane Beaud et Gérard Noirel dans leur tribune « Race, classe, football : ne pas hurler avec la meute  [10][10] S. Beaud, G. Noiriel, « Race, classe, football : ne... » : « il n’y avait rien de scandaleux à ce que la DTN se saisisse de cette affaire d’importance pour le football français que constitue la fuite des binationaux vers les équipes de leurs pays d’origine ». Curieusement, personne ne présente le problème dans l’autre sens : les doubles nationaux jouant dans l’équipe de France ont sciemment abandonné leurs droits à jouer pour leur autre nation (Trézéguet par exemple parmi l’équipe de 1998). C’est qu’il va de soi qu’entre la France et un autre pays, le choix ne se discute pas. Il en va d’un double ordre hiérarchique : celui du football international et celui du loyalisme national. Juguler le problème à sa source en s’assurant de l’adhésion des jeunes à l’équipe, au maillot, à la nation – « les faire s’identifier » dit Laurent Blanc –, et par sécurité, en réduisant le nombre de binationaux, est une stratégie pragmatique d’employeur cherchant à rétablir sa position dominante.
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Sous un angle différent, la question des quotas est revenue récemment sur la table directement du championnat de Grande-Bretagne où les clubs ont sans doute poussé le plus avant la gestion néolibérale de leurs effectifs. Se dotant à coups de transferts plantureux des joueurs parmi les plus demandés du mercato international, les clubs de la Premier League se sont vus critiqués pour leur consommation excessive de joueurs étrangers. Pas moins de 55 % des joueurs du championnat le plus attractif d’Europe sont étrangers, soit la plus forte concentration d’Europe devant le Portugal. Avec 27 % de joueurs étrangers, le championnat français reste finalement très hexagonal. Lors de la saison 1989-1990, le club d’Arsenal par exemple avait deux joueurs nés à l’étranger sur les vingt-et-un de son effectif de première ligne (donc dix-neuf nés en Grande-Bretagne), il compte quatre joueurs nés en Grande-Bretagne sur les vingt-sept de l’effectif lors de la saison 2009-2010 (soit vingt-trois nés à l’étranger). Ce basculement en 20 ans s’observe dans quasiment tous les clubs de la Premier League. La conséquence directe du cosmopolitisme en acte des clubs britanniques est que les jeunes joueurs britanniques susceptibles de participer aux équipes nationales (qui se déclinent par nations composant la Grande-Bretagne : Angleterre, Écosse, Pays de Galles et Irlande du Nord) ne trouvent pas à s’employer dans les clubs de l’élite. Le raisonnement conduit à conclure à un affaiblissement de l’équipe nationale et à la nécessité d’ouvrir des espaces dans les clubs pour les joueurs britanniques. La problématique n’est pas, comme en France, liée aux échanges entre le Nord et le Sud, mais elle rejoint le sentiment d’une déstabilisation du football national face aux nouvelles circulations internationales des joueurs, traduction aiguë de l’ultra libéralisme du foot spectacle, mais aussi dissolution des frontières et des étiquettes nationales dans un sport mondialisé  [11][11] Sur la mondialisation du football et la circulation....

• Existe-t-il des discriminations ethno-raciales dans le football ?

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Les dirigeants de la DTN, Laurent Blanc en tête, ont-ils été racistes en imaginant faire des quotas sur l’origine et en faisant leurs digressions sur les joueurs « blacks » ? La question a été au centre des débats et par tribunes interposées, joueurs, journalistes et chercheurs ont livré leurs interprétations : racistes délibérés, racistes sans intention (ou à l’insu de leur plein gré pour reprendre une expression sportive consacrée) ou acteurs de terrain confrontés à une question délicate, les versions divergent nettement selon le logiciel intellectuel et politique mobilisé. Comme de coutume en France, le pedigree des protagonistes a été exhibé comme preuve de leur probité antiraciste et mobilisé pour les exonérer de la charge accusatrice, en particulier en ce qui concerne Laurent Blanc. Dans un échange à fleurets mouchetés, Stéphane Beaud, Gérard Noiriel et Éric Fassin fournissent deux lignes d’interprétation : là où les premiers relativisent le « racisme institutionnel » de la DTN tout en relevant un « langage […reflétant] une réelle défiance à l’égard des joueurs issus de l’immigration postcoloniale  [12][12] S. Beaud et G. Noiriel « Race, classe, football : ne... », s’indignant d’une forme de récupération de l’affaire par des « journalistes et intellectuels critiques » et autres « qui se posent en porte-parole autoproclamés de la cause des noirs » au risque de « banaliser le racisme », le second voit plutôt du « racisme sans racistes  [13][13] E. Fassin « Football, un racisme sans racistes », Libération,... » et un processus « d’institutionnalisation de la discrimination  [14][14] E. Fassin « Les mots dont souffre le football français »,... ». Visions irréconciliables, les uns soutiennent ainsi que le mot « black » utilisé par différents protagonistes lors de la réunion de la DTN « renvoie moins à une catégorie raciale qu’à une catégorie sociale », l’autre voit des corps racialisés et une racialisation de la nation. En définitive, le football est-il raciste ou se contente-t-il de produire des discriminations ?
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Personne ne conteste que la mise en place de quotas par origine, ou plus prosaïquement de noirs et d’arabes, dans l’accès aux équipes nationales dès l’âge de 12 ans serait explicitement discriminatoire. Un tel système n’a peut-être jamais été appliqué – c’est en tout cas la conclusion à laquelle arrive le rapport de la commission d’enquête –, mais les débats lors de la réunion montrent que plusieurs membres de l’encadrement sont convaincus de l’importance stratégique de réguler la composition ethno-raciale de l’équipe, d’une part, et de la nécessité de réduire le risque représenté par les « joueurs pouvant choisir une autre nation sportive » selon la périphrase retenue dans le rapport de la commission d’enquête d’autre part. De tels quotas sont tout simplement illégaux et les participants à la réunion le savent bien. Erick Mombaerts  [15][15] Sélectionneur national de l’équipe espoir. se demande s’il faut « limiter l’entrée du nombre de gamins qui peuvent changer de nationalité » et ajoute que si cela doit être fait, « on est obligé de le faire sous le coude » [sic]. L’utilisation de quotas occultes est explicitement avancée par François Blanquart : « on peut baliser, en non-dit, sur une espèce de quota. Mais il ne faut pas que ce soit dit. Ca reste vraiment que de l’action propre ». Le levier stratégique est donc le concours d’entrée à l’INF où la sélection est faite sur des dispositions physico-techniques et sur « l’état d’esprit ». Or la notion d’état d’esprit permet toutes les sélections discrétionnaires fondées sur des caractéristiques socio-ethniques.
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La solution technique à cet objectif de contingentement est relativement simple à mettre en place sans recourir à des quotas, il suffit de changer les critères comme le suggère Laurent Blanc et d’écarter silencieusement les joueurs au type indésirable. Après tout, c’est exactement comme cela que des candidats à l’emploi noirs ou arabes sont consciencieusement évités par des recruteurs comme l’ont amplement démontré de nombreux testing ces dernières années. Compte tenu des préoccupations de la DTN, comment imaginer que la sélection sur l’origine n’est pas déjà active à tous les niveaux ? Dani Akson, directeur sportif du CSL Aulnay en Seine Saint-Denis témoigne que « des clubs français lui ont fait savoir depuis longtemps qu’ils voulaient moins de blacks  [16][16] M. Kessous, « Si on enlève tous les noirs et les arabes... ». Détection, sélection, performance, composition d’équipe : la grammaire du foot conduit à rechercher le meilleur appariement des capacités et des personnalités. Quand la race ou l’origine constituent des paramètres informant l’ensemble des autres critères, leur prise en compte est certaine et la discrimination incontournable. Si elle opère dans le choix des joueurs, elle se retrouve sans doute dans les rémunérations, les carrières, les conditions de transfert, et tout ce qui fait le quotidien des joueurs. À quand des études sérieuses et documentées sur ces sujets ?
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La question des discriminations ne se limite pas à celle des joueurs. Si on s’émeut d’une surreprésentation des minorités dans leur cas, c’est l’inverse qui se produit pour l’encadrement qui reste étanche à la « diversité ». L’Équipe magazine du 26 janvier 2013 consacre un dossier à l’absence d’entraîneurs noirs dans les sports collectifs en France. Les journalistes font leur compte : « un seul des 78 entraîneurs de première division des cinq principaux sports collectifs (football, rugby, basketball, handball, volley-ball) a la peau noire ». Les verrous sont bien en place et risquent d’autant moins de sauter que le déni est puissant dans les cercles dirigeants : s’il n’y a pas d’entraîneurs noirs ou arabes, c’est par manque de formation et de compétence. La French touch en la matière est assurée par Arsène Wenger, entraîneur de l’équipe d’Arsenal qui s’élève contre la revendication de l’association des footballeurs professionnels britanniques d’appliquer dans le football britannique la « Rooney rule », mise en œuvre dans la NFL (ligue de football américain) et imposant d’auditionner au moins un candidat d’une minorité ethno-raciale pour un poste d’entraîneur vacant. « Seul le mérite compte », dit-il à L’Équipe, « le risque serait de créer une autre forme de racisme  [17][17] E. Bielderman « L’Angleterre refuse les quotas », L’Équipe... ». Là encore, comme de coutume, mieux vaut attendre que les minorités gagnent le mérite qui leur fait tant défaut pour accéder aux postes à responsabilité… Faisant entendre une voix trop rare lors de ce grand déballage du foot français, des éducateurs de clubs de quartier nous invitent à « assumer la France telle qu’elle est  [18][18] Libération le 6 mai 2011. ». Optimistes, ils assurent qu’il « est possible de sortir par le haut de cette histoire, en traitant la question posée en profondeur ». Encore faudrait-il se mettre d’accord sur la nature même de la question.

Notes

[*]
Membre du comité de rédaction de la revue Mouvements.
[1]
INF : le centre de formation de Clairefontaine qui détecte et sélectionne des joueurs dès l’âge de 12 ans jusqu’à l’équipe nationale (dite A).
[2]
L’enregistrement a été effectué par Mohammed Belkacemi. Haut responsable du futsal et du foot en club amateurs, il avait été nommé à la DTN comme conseiller technique national en charge du football des quartiers.
[3]
Composée de Patrick Braouezec, président de la Fondation du football, et de Laurent Davenas, président du Conseil national d’éthique. « Rapport de la Commission d’enquête de la FFF sur l’instauration de critères de discriminations au sein de la DTN », 10 mai 2011.
[4]
Voir l’ouvrage de S. Beaud avec P. Guimard, Traîtres à la nation ? Un autre regard sur la grève des Bleus en Afrique du Sud, Paris, La Découverte, 2011 sur le traitement médiatico-politique du comportement des joueurs de l’équipe de France.
[5]
J. Latta, « Pas de blacks, ‘Pas de problème’ ? », Les Cahiers de football, 2 mai 2011.
[6]
Voir S. Beaud, G. Noiriel, « L’immigration dans le football », Vingtième Siècle, 26, 1990, p. 83-96 ; C. Boli, Y. Gastaut, F. Grognet (dir.) Allez la France ! Football et immigration, Paris, Gallimard et Cité nationale de l’histoire de l’immigration, 2010.
[7]
F. Arfi « Les petits calculs de la DTN sur l’origine des joueurs », Mediapart, 8 mai 2011.
[8]
T. Baïetto, N. Gandillot, C. Maestracci, « Les ‘binationaux’, enquête sur ces footballeurs français qui ne jouent pas en bleu », Le Monde, 29 avril 2011.
[9]
Source enquête Trajectoires et Origines, 2008. Les secondes générations d’origine maghrébine sont binationaux dans des proportions similaires (33 %), tandis que les descendants d’immigrés d’Afrique subsaharienne ne le sont qu’à 10 %.
[10]
S. Beaud, G. Noiriel, « Race, classe, football : ne pas hurler avec la meute », Libération, 6 mai 2011.
[11]
Sur la mondialisation du football et la circulation des joueurs, voir R. Poli, « Migrations de footballeurs et mondialisation : du système-monde aux réseaux sociaux », Mappemonde, 88(4), 2007.
[12]
S. Beaud et G. Noiriel « Race, classe, football : ne pas hurler avec la meute », Libération, 6 mai 2011.
[13]
E. Fassin « Football, un racisme sans racistes », Libération, 9 mai 2011.
[14]
E. Fassin « Les mots dont souffre le football français », Mediapart, 1er mai 2011.
[15]
Sélectionneur national de l’équipe espoir.
[16]
M. Kessous, « Si on enlève tous les noirs et les arabes de l’équipe, il reste qui ? », Le Monde, 3 mai 2011.
[17]
E. Bielderman « L’Angleterre refuse les quotas », L’Équipe magazine, 26 janvier 2013, p. 38.
[18]
Libération le 6 mai 2011.

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