La Sourde Violence des rêves
(The Quiet Violence of
Dreams)
K. Sello Duiker
traduit de l’anglais (Afrique du Sud) par
Jean-Yves Kruger-Katelan, Vents d’ailleurs, « Pulsations », 496 p., 23
€.
http://abonnes.lemonde.fr/livres/article/2014/02/20/odyssee-sud-africaine_4370040_3260.html
Bien sûr qu’on lui en veut. Treize ans ont passé depuis que Kabelo Sello Duiker a jeté son (gros) pavé dans la mare : en 2001, La Sourde Violence des rêves
était publié chez Kwela Books, belle maison d’édition sud-africaine.
Portrait époustouflant de la jeunesse du Cap, ce récit-fleuve, plein de
mélancolie, de fureur et de sexe, allait devenir un livre culte. Il est
enfin traduit.
Salué comme l’un des grands romans de l’ère post-apartheid, signé,
qui plus est, par l’un des rares écrivains noirs de la génération
Mandela (l’auteur avait 20 ans quand l’ancien prisonnier de Robben
Island fut élu président, en 1994), La Sourde Violence des rêves
reçoit l’année suivante le prix Charles Bosman, l’un des plus
prestigieux du pays. Mais le film s’arrête là – inachevé. De quoi
frustrer des bataillons de lecteurs. En janvier 2005, K. Sello Duiker,
qui, à l’image de son héros, le fragile Tshepo, use et abuse de drogues
diverses, tire brutalement sa révérence.
Son suicide est un choc, bien au-delà du cercle familial ou amical : « Quand il est mort, nous avons cru que la littérature sud-africaine noire était finie », résumera
le romancier Niq Mhlongo. Né à Soweto, en 1974, dans une famille aisée,
K. Sello Duiker a grandi au Cap et a passé plusieurs mois en Europe, au
Royaume-Uni et en France, notamment. Son écriture – marquée par ses
expériences de reporter-journaliste, puis de scénariste pour la
télévision – est celle d’un amoureux de la littérature, branché sur
l’actualité, les cultures urbaines. Peu après sa mort, un ouvrage
collectif, Words Gone Two Soon, est publié en son hommage et en celui du poète Phaswane Mpe, disparu « trop tôt » lui aussi.
Loin de retomber, l’admiration pour l’œuvre (à peine esquissée :
trois romans) de K. Sello Duiker grandit et s’étend peu à peu au-delà
des frontières : La Sourde Violence des rêves est d’abord traduit en néerlandais, puis en italien et en allemand ; finalement en français.
LABYRINTHE MENTAL
Qu’y a-t-il donc, dans ce roman de K. Sello Duiker, son deuxième, après Thirteen Cents
(publié sous ce titre, en France, Yago, 2010), de si fort, de si
renversant ? C’est dans un asile psychiatrique, où il subit la « compagnie minable » des autres patients, que Tshepo, 23 ans, enfermé pour « troubles psychotiques induits par le cannabis »,
se retrouve, dès les premières pages. La description, à la fois
délirante et minutieuse, de l’univers asilaire et de ses habitants est
impressionnante. Les réalités de l’institution, en même temps que
l’oppressant labyrinthe mental du narrateur, s’offrent au lecteur sans
fard – et sans manichéisme.
Autre sujet tabou, plus sensible encore, auquel s’attaque La Sourde Violence des rêves : la sexualité des jeunes Sud-Africains et, en particulier, l’homosexualité masculine – avec ses « salons de massage »,
ses bars, ses lieux de drague. Devenu prostitué de luxe, Tshepo prend
le pseudonyme d’Angelo. La plupart de ses clients sont des Blancs. Ses
collègues de tapin aussi. Il s’interroge. Sur la « culture noire », si « rigide » à l’encontre des homosexuels : « Des conneries », songe-t-il. « Il y a longtemps, bien avant les Blancs, les gens étaient conscients des zones troubles. Forcément. »
Tshepo/Angelo ne conclut pas, il se questionne sans cesse, se construit
à tâtons, sillonnant les rues du Cap, explorant les bas-fonds – ville
de l’enfance qu’il quittera finalement, lui préférant Johannesburg.
Roman d’apprentissage, La Sourde Violence des rêves embarque le lecteur dans un voyage à plusieurs voix. Il y a celle de Tshepo, d’abord, qui « filme » et
raconte, façon cinéma-vérité, ses errances – de l’asile psychiatrique
aux hôtels luxueux de Camp Bay, en passant par les townships et leurs
enfants cruels –, évoquant les viols collectifs, les braquages et les
agressions, qui font l’ordinaire des Sud-Africains les plus pauvres.
Mais il y aussi l’inoubliable Mmabatho, amoureuse et bourrue, en quête
d’elle-même, comme Tshepo. Et le mutique Zebron, au passé criminel, dont
le duo/duel avec une vieille psychiatre afrikaner est un modèle de
finesse. Sans oublier le doux Karel, Sebastian le rêveur et les ignobles
Chris ou Jacques…
De ce roman « total », où l’on croise des foules de jeunes étudiants, des bandes de rastas allumés, un papa mafieux, des makwere-kwere
(terme péjoratif désignant les Africains étrangers), la silhouette de
Picasso et une touriste norvégienne, le lecteur sort épuisé, ébloui et
grandi.
Avant de disparaître, K. Sello Duiker a eu le temps d’écrire un troisième roman, Hidden Star.
Il a surtout eu le génie de donner à la littérature sud-africaine un
souffle de vie et de jeunesse – jusqu’à ce jour inégalé. Il faut le lire
et l’en remercier. Sans rancune…
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