Qu'attendre du journalisme? Enquête :
Laurent Beccaria - Patrick de Saint-Exupéry,
Laurent Beccaria - Patrick de Saint-Exupéry,
Réinventer la presse
Jean-Claude Lescure,
Jean-Claude Lescure,
Contre le courant
Elisabeth Lévy,
Elisabeth Lévy,
À la reconquête de la souveraineté intellectuelle
Anne Sinclair,
Anne Sinclair,
Mort de la presse écrite, survie du journalisme
Bénédicte Delorme-Montini,
Bénédicte Delorme-Montini,
Du Monde à Internet. Points de vue de deux convertis : Jean-Marie Colombani et Edwy Plenel -) à suivre :
Alexis Abeille - Geoffroy Daignes,
Alexis Abeille - Geoffroy Daignes,
Navigation en mer inconnue. le numérique et la dérégulation de l'information
septembre-octobre 2013
SOMMAIRE
Hollande, an I
Page 4 à 18
Marcel Gauchet
et Jean-François Kahn
Du sarkozysme au hollandisme
Marcel Gauchet, Jean-François Kahn : un échange
Page 19 à 25
Roland Hureaux
Aux origines du grand malentendu
La montée des identités à la présidentielle de 2012
Page 26 à 38
Laurent de Boissieu
Droite, année triple zéro
Page 39 à 55
Jean-Pierre Le Goff
Du gauchisme culturel et de ses avatars
Faut-il désespérer de l'Europe ?
Page 57 à 66
Lionel Jospin
L'Europe : continent en déclin ou modèle pour l'avenir ?
Page 67 à 78
Tony Corn
L'Europe à la dérive
L'Atlantique et le monde atlantique à l'époque d'Elizabeth II
Qu'attendre du journalisme ?
Page 80 à 86
Laurent Beccaria
et Patrick de Saint-Exupéry
Réinventer la presse
Page 87 à 93
Jean-claude Lescure
Contre le courant
Page 94 à 100
Élisabeth Lévy
À la reconquête de la souveraineté intellectuelle
Page 101 à 109
Anne Sinclair
Mort de la presse écrite, survie du journalisme
Page 110 à 115
Bénédicte Delorme-Montini
Du Monde à Internet
Points de vue de deux convertis : Jean-Marie Colombani et Edwy Plenel
Page 116 à 122
Alexis Abeille
et Geoffroy Daignes
Navigation en mer inconnue
Le numérique et la dérégulation de l'information
1914-2014 : comment commémorer la Grande Guerre ?
Page 124 à 136
La Grande Guerre reste un récit des origines
Page 137 à 144
Antoine Prost
Commémorer sans travestir
La guerre de 1914-1918 comme grand événement
Page 145 à 153
Jean-Pierre Azéma
Commémorer les libérations de la France
Page 154 à 159
Serge Barcellini
Au croisement de deux cycles mémoriels
Page 160 à 170
Thomas Wieder
Généalogie heurtée d'un « événement majeur »
Page 171 à 191
Herbert Lüthy
1914 : une fatalité gratuite
[ Premières lignes ][ Version HTML ][ Version PDF
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Du Monde à Internet
Points de vue de deux convertis : Jean-Marie Colombani et Edwy PlenelAuteurBénédicte Delorme-Montini
du même auteur
Bénédicte Delorme-Montini
est historienne de la culture contemporaine. Elle a notamment publié, parmi de nombreux articles dans Le Débat : « Quand les médias écrivent sur les médias » (n˚ 138, janvier-février 2006).
suite, et la présentation qui est faite de l’auteur sur la quatrième de couverture – « directeur du Monde... patron de Slate.fr ». Or Colombani a quitté Le Monde sur un désaveu des membres du journal, quelques années après la tempête de La Face cachée du Monde de Pierre Péan et Philippe Cohen dont le succès commercial avait valu désaveu du public. Aussi son ouvrage est-il avant tout un exercice de justi fi cation relevant d’une veine éditoriale qui a fleuri dans les quinze dernières années du xxe siècle avec le bouleversement de l’audiovisuel dû à la privatisation, la montée en puissance des conseillers en communication et la multiplication des affaires politico-médiatiques : responsables de chaîne ou d’émission plus ou moins brutalement remerciés, élus sortants ou mis en cause se sont livrés massivement à ces opérations vérité visant à redorer leur image. Très journalistiquement, Colombani commence par l’épisode pathétique de son départ du journal avant d’entamer le long flash-back des trahisons, manipulations et injustices auxquelles il a fait face sans jamais démériter. On peut se demander si, ce faisant, l’auteur ne scie pas la branche sur laquelle il est assis : à laver son linge sale en public, il ne montre guère sous son meilleur jour Le Monde dont il se réclame, Le Monde quasi mythique des trois premières décennies, fort de sa tradition d’excellence et de son indépendance, et dont lui-même aurait repris le flambeau. Quoi qu’il en soit, l’histoire de ce « Monde à part » est terminée, le journal étant à présent « rentré dans le rang[2][2] Un Monde à part, avec Catherine Vincent, Plon, 2013, p. ...
suite » depuis sa vente au trio dit « bnp » (Bergé-Niel-Pigasse). Rendez-vous, donc, sur Slate.fr pour continuer l’aventure.
3 La stratégie d’Edwy Plenel est tout autre. Entré au Monde dès 1980, nommé en 1994 directeur de la rédaction par Colombani, il promeut au sein du journal de référence un journalisme d’investigation faiblement implanté en France, et dont les méthodes sont d’emblée décriées par une partie de la profession alors plongée dans une de ses régulières et néanmoins profondes crises déontologiques. Contesté par sa rédaction et particulièrement visé par les attaques de Péan et Cohen, il démissionne de son poste de direction en 2004 et quitte le journal l’année suivante. Autant Colombani tient à l’héritage du Monde pour asseoir sa légitimité, autant Plenel affiche une volonté hautaine de s’en affranchir. Pas une mention du Monde dans son ouvrage, si ce n’est l’évocation d’une conférence de son fondateur Hubert Beuve-Méry. Pas une mention du Monde dans la présentation qui est faite de lui-même en tant qu’auteur : il est simplement « journaliste » et directeur de Mediapart, fonction qu’il revendique en revanche comme un prolongement de lui-même. En somme, Plenel serait un journaliste venu de nulle part, sans détermination ni influence sinon la tradition originaire, comme s’il incarnait le journalisme authentique ou « normal[3][3] « Journal normal, animé par des journalistes normaux,...
suite » dont Mediapart serait l’émanation et le temple.
4 Le Droit de savoir : le titre de l’ouvrage n’est pas moins significatif, qui vient compléter celui du « manifeste de Mediapart » paru aux éditions Galaade en 2009, Combat pour une presse libre. Tous deux inscrivent l’auteur dans une lignée de journalistes porte-drapeaux de la profession qui se sont chargés de rappeler à chaque génération, à travers des essais manifestes, le rôle essentiel du journalisme dans le fonctionnement de la démocratie et donc la nécessité de libérer la presse de toute entrave. Pour s’en tenir à deux repères, au milieu du xixe siècle, il s’agissait d’émanciper la presse du pouvoir politique – ce fut une des batailles de Victor Hugo et celle d’Émile de Girardin ; des années 1950 à la fin des années 1960, période d’agonie des journaux d’opinion de la Libération, il fallait sauver la « presse libre », affaiblie par la concurrence de la presse d’information et de l’audiovisuel, et menacée par les nouveaux patrons de presse liés aux « puissances d’argent » comme à l’élite politique. Bien que Plenel multiplie les références issues de différents siècles et pays, ses ouvrages font clairement écho à ceux de ce vivier d’auteurs issu du Monde et de La Vie catholique : Feu la presse libre ? (B. Féron, 1954), La Presse, le pouvoir et l’argent (J. Schwoebel, 1968), L’Information moderne et le droit à l’information (J. Folliet, 1969). Est-ce à dire que Plenel et Colombani, en fin de compte, s’abreuvent à la même source ?
suite, étant entendu que dans une démocratie, l’information véritable, impartiale, vérifiée et mise en perspective doit créer un espace commun d’échanges rationnels au-delà de l’affrontement des idéologies afin que le citoyen puisse comprendre les enjeux politiques et voter en connaissance de cause. À partir de ces bases communes, Colombani et Plenel se séparent.
6 Chez Colombani, qui décrit sa mission comme celle d’un éclaireur pour l’élite, c’est le sens de la responsabilité et de l’équilibre qui prime. La présentation qu’il fait du projet de Slate.fr en témoigne largement. Tout en se réclamant du premier Monde dont il n’oublie pas de rappeler qu’il avait été fondé pour être « une sorte d’organe central de l’establishment[5][5] Un Monde à part, op. cit. , p. 24. ...
suite », c’est tout naturellement que Colombani s’est associé avec un autre journal mythique, le Washington Post, dont Slate.fr est la déclinaison française du magazine web Slate.com. Il propose donc un journalisme de haute référence franco-américaine, destiné à un public « très qualifié », « très informé et très exigeant »[6][6] Édouard Laugier, « Jean-Marie Colombani, Slate. fr :...
suite. À cet équilibre entre deux cultures nationales dont les presses respectives se sont chacune à leur façon illustrées dans leur rôle de contre-pouvoir, s’ajoute l’équilibre entre l’ancien et le moderne, entre les valeurs traditionnelles de la presse écrite et la curiosité universelle des jeunes digital natives essentiellement formés à la technique. Équilibre encore, sur le contenu, entre les bons et les mauvais côtés des news, à l’inverse d’une presse pavlovienne qui donne dans le catastrophisme. Équilibre, enfin, dans le jugement sur les causes des maux de la société, contre le matraquage populiste qui impute toutes les fautes aux élites « sans cesse opposées au bon peuple[7][7] Un Monde à part, op. cit. , p. 209. ...
suite ».
7 C’est là, bien évidemment, que devient irréductible le différend avec Plenel, chevalier blanc des citoyens bernés par une oligarchie corrompue. Tout est dit dans la description que l’auteur donne de cette dernière : « Nouvelle classe portée par les désordres sans frontières d’un monde aussi dérégulé que globalisé, prospérant au carrefour de la finance spéculative et de la puissance étatique, cette oligarchie voudrait réussir à congédier aussi bien le peuple que la politique : gouverner en secret du premier et dans l’exclusion de la seconde, remplacée par l’intérêt, l’avidité, la possession et l’accumulation de richesses. Plus de bien commun, que des affaires privées, gérées à l’abri de la curiosité publique, sans lumière donc sans débat, sans publicité donc sans conflit[8][8] Ibid. , pp. 38-39. ...
suite. » Face à ce fléau, la « révélation » est l’arme la plus efficace « qui parie sur la prise de conscience du public et sur la perte de respectabilité des prédateurs. Une arme foncièrement pacifique où l’on dévoile pour désarmer, où l’on révèle pour empêcher, où l’on informe pour alerter[9][9] Ibid. , p. 86 ...
suite ». Il en va de la démocratie que la priorité du journalisme soit de « documenter l’hypocrisie d’élites dirigeantes qui ne se sentent pas tenues de respecter les règles qui s’imposent à tout citoyen[10][10] Ibid. , p. 84. ...
suite » : l’information doit être « l’arme de l’égalité[11][11] Ibid. , p. 41. ...
suite ».
8 À ceux qui dénoncent l’investigation en brandissant la menace d’une transparence totalitaire, Plenel rappelle que le totalitarisme n’implique pas une « transparence illimitée » mais « une opacité totale sur le pouvoir »[12][12] Le Droit de savoir, op. cit. , p. 68. ...
suite. À ceux qui s’opposent à l’anonymat des sources par crainte des manipulations malveillantes, il réplique que le secret des sources est le gardien de l’alliance entre citoyens et journalistes pour faire vivre la démocratie. Car si l’artisanat du métier de journaliste consiste en « vérifier, sourcer, recouper, confronter, contextualiser[13][13] Ibid. , p. 119. ...
suite », encore faut-il obtenir ou découvrir les informations à révéler. Au citoyen d’user de son « droit d’alerte » qui est une exigence démocratique légitime ; au journaliste de protéger ce droit en prenant sur lui la responsabilité de rendre publique ou non l’information en question, après avoir procédé aux vérifications qui s’imposent.
9 Il est inutile de rappeler que cette nouvelle participation du citoyen à l’information, sous quelque forme que ce soit, est au cœur de la révolution numérique. À cet égard, les deux auteurs s’accordent sur le fait que le journaliste professionnel est plus que jamais indispensable pour séparer le bon grain de l’ivraie parmi le flux ininterrompu d’informations qui circulent sans règle ni filtre sur la toile. Tout au long du siècle passé, les journalistes de la presse écrite ont clamé de la sorte le rôle vital qui était le leur, en tant que gardiens de l’éthique de la profession, face à l’« infopollution » croissante produite par la multiplication des médias et des nouvelles technologies – de la presse illustrée à l’audiovisuel et des autoroutes de l’information aux premiers réseaux du web. Alors pourquoi, tout en tenant ce même discours, Colombani et Plenel se sont-ils convertis avec tant d’enthousiasme à Internet ?
11 Pour Plenel, au contraire, se convertir à Internet, c’est épouser la révolution numérique, elle-même porteuse d’une révolution journalistique, politique et culturelle. L’argumentation est sans surprise, qui mêle les aspirations libertaires des années 1960 à l’« inquiétante extase[14][14] Alain Finkielkraut, Paul Soriano, Internet, l’inquiétante...
suite » qu’a suscitée le développement d’Internet dans les années 1990. Le principe directeur est celui d’un approfondissement démocratique par l’abandon des verticalités autoritaires au profit des horizontalités de l’échange et de l’égalité.
12 Concernant le journalisme, il s’agit pour le professionnel de descendre de son piédestal pour prendre acte de la liberté nouvelle des citoyens de livrer sans sa médiation les informations qui leur semblent essentielles et de commenter les informations qu’il a lui-même fournies. Être à leur écoute, proposer son savoir-faire, accepter le débat. C’est dans ces conditions que la révolution numérique, qui semble mettre en concurrence amateurs et professionnels, peut au contraire faciliter et intensifier l’alliance entre les journalistes et les citoyens qu’encourageaient déjà les partisans de l’investigation. Le modèle communautaire choisi pour Mediapart prend ainsi tout son sens : le principe de l’adhésion payante permet à la fois au lecteur de bénéficier d’une information de qualité parfaitement indépendante de l’élite économique (pas de publicité) et de participer à une expérience médiatique inédite où lecteurs et contributeurs, unis par une même conception du journalisme et de la démocratie, font vivre de concert l’information et le débat.
13 Dans le domaine politique, la critique de l’élite qui s’affaire dans « l’entre-soi oligarchique[15][15] Le Droit de savoir, op. cit. , p. 40. ...
suite » nous a déjà mis sur la voie. « Avec Internet, écrit Plenel en reprenant les propos du sociologue Dominique Cardon, “la société démocratique sort de l’orbite de la politique représentative”, mettant en évidence les limites de l’espace public traditionnel, à la fois autoritaire, élitiste et paternaliste[16][16] Ibid. , p. 139. ...
suite. » C’est l’occasion de transformer notre régime présidentialiste en une démocratie plus participative, qui renoue avec l’invention collective par la délibération continue. En dévoilant les abus de pouvoir et la confiscation des savoirs des dirigeants, en les sommant continûment de rendre des comptes, les nouvelles pratiques du journalisme sur Internet, citoyennes ou professionnelles comme Wikileaks ou Mediapart, rappellent que « la démocratie ne se réduit pas à la légitimation par les urnes des gouvernants » comme tend à le faire penser, en France, « la prégnance du bonapartisme plébiscitaire »[17][17] Ibid. , p. 48. ...
suite.
14 Si cette révolution démocratique doit aussi être une révolution culturelle, c’est que l’hyper-spécialisation a cloisonné les champs du savoir et rejeté le profane hors de toute discussion. Or les amateurs, sans être des spécialistes, peuvent faire valoir des « arts de faire » qui s’acquièrent au quotidien avec l’expérience – savoirs et compétences « bien distincts de l’expertise des élites[18][18] Ibid. , p. 140. ...
suite » qui monopolisent les débats publics. Univers du lien et de l’égalité, Internet peut contribuer à briser ces cloisonnements confiscatoires en faisant écho à la « philosophie de la Relation » d’Édouard Glissant qui prône comme rempart aux « théorèmes oppresseurs » et à toute « pensée de l’Un »[19][19] Ibid. , p. 147. ...
suite, l’échange infini ouvert à la diversité et à l’inattendu.
15 En somme, Mediapart, en se conformant à l’esprit du net et en en tirant le meilleur parti, serait à même de faire avancer la démocratie, d’une part en donnant l’exemple par son modèle interne de démocratie participative, d’autre part en décourageant les élites d’abuser de leur pouvoir grâce à sa myriade d’enquêteurs anonymes et professionnels braqués vers elles comme autant de petits canons. Faut-il en conclure que, selon l’auteur, nous pourrions connaître à terme un pouvoir sans dérives et un journalisme pacifié ? Plenel ne répond pas à cette question, mais il est probable que cette hypothèse ne lui semblerait, en fait, ni possible ni souhaitable. On peine en effet à imaginer qu’il croie les élites perfectibles. On peine encore plus à l’imaginer renoncer au combat.
Sont parus ces
derniers mois deux livres à couverture blanche, titres et noms d’auteur
en rouge et noir, signés par deux illustres anciens journalistes du Monde
partis chercher fortune sur le web. Derrière ces analogies qui
rappellent la rivalité confraternelle de leurs auteurs, les deux
ouvrages divergent largement sur le fond : deux stratégies éditoriales,
deux conceptions du journalisme, deux manières de s’engager dans la
révolution numérique. C’est principalement dans cette opposition que
réside leur intérêt, qui nourrit l’éventail des pratiques d’une
profession au cœur de la démocratie et dont la tradition ne cesse d’être
mise à l’épreuve.
L’héritier et l’affranchi
2 Chacun des auteurs, certes, a pris la plume pour promouvoir son site de journalisme – Slate.fr pour Colombani, Mediapart pour Plenel. Mais le positionnement n’est pas le même. Colombani, directeur du Monde de 1994 à 2007, doit valoriser cette expérience au sein du journal de référence dans la lignée duquel il veut inscrire son site. D’où le titre de l’ouvrage – Un Monde à part –, avec la métaphore éculée sur le nom du journal[1][1] La Création du Monde (Éd. Sablier, 1984) ; La Fin...suite, et la présentation qui est faite de l’auteur sur la quatrième de couverture – « directeur du Monde... patron de Slate.fr ». Or Colombani a quitté Le Monde sur un désaveu des membres du journal, quelques années après la tempête de La Face cachée du Monde de Pierre Péan et Philippe Cohen dont le succès commercial avait valu désaveu du public. Aussi son ouvrage est-il avant tout un exercice de justi fi cation relevant d’une veine éditoriale qui a fleuri dans les quinze dernières années du xxe siècle avec le bouleversement de l’audiovisuel dû à la privatisation, la montée en puissance des conseillers en communication et la multiplication des affaires politico-médiatiques : responsables de chaîne ou d’émission plus ou moins brutalement remerciés, élus sortants ou mis en cause se sont livrés massivement à ces opérations vérité visant à redorer leur image. Très journalistiquement, Colombani commence par l’épisode pathétique de son départ du journal avant d’entamer le long flash-back des trahisons, manipulations et injustices auxquelles il a fait face sans jamais démériter. On peut se demander si, ce faisant, l’auteur ne scie pas la branche sur laquelle il est assis : à laver son linge sale en public, il ne montre guère sous son meilleur jour Le Monde dont il se réclame, Le Monde quasi mythique des trois premières décennies, fort de sa tradition d’excellence et de son indépendance, et dont lui-même aurait repris le flambeau. Quoi qu’il en soit, l’histoire de ce « Monde à part » est terminée, le journal étant à présent « rentré dans le rang[2][2] Un Monde à part, avec Catherine Vincent, Plon, 2013, p. ...
suite » depuis sa vente au trio dit « bnp » (Bergé-Niel-Pigasse). Rendez-vous, donc, sur Slate.fr pour continuer l’aventure.
3 La stratégie d’Edwy Plenel est tout autre. Entré au Monde dès 1980, nommé en 1994 directeur de la rédaction par Colombani, il promeut au sein du journal de référence un journalisme d’investigation faiblement implanté en France, et dont les méthodes sont d’emblée décriées par une partie de la profession alors plongée dans une de ses régulières et néanmoins profondes crises déontologiques. Contesté par sa rédaction et particulièrement visé par les attaques de Péan et Cohen, il démissionne de son poste de direction en 2004 et quitte le journal l’année suivante. Autant Colombani tient à l’héritage du Monde pour asseoir sa légitimité, autant Plenel affiche une volonté hautaine de s’en affranchir. Pas une mention du Monde dans son ouvrage, si ce n’est l’évocation d’une conférence de son fondateur Hubert Beuve-Méry. Pas une mention du Monde dans la présentation qui est faite de lui-même en tant qu’auteur : il est simplement « journaliste » et directeur de Mediapart, fonction qu’il revendique en revanche comme un prolongement de lui-même. En somme, Plenel serait un journaliste venu de nulle part, sans détermination ni influence sinon la tradition originaire, comme s’il incarnait le journalisme authentique ou « normal[3][3] « Journal normal, animé par des journalistes normaux,...
suite » dont Mediapart serait l’émanation et le temple.
4 Le Droit de savoir : le titre de l’ouvrage n’est pas moins significatif, qui vient compléter celui du « manifeste de Mediapart » paru aux éditions Galaade en 2009, Combat pour une presse libre. Tous deux inscrivent l’auteur dans une lignée de journalistes porte-drapeaux de la profession qui se sont chargés de rappeler à chaque génération, à travers des essais manifestes, le rôle essentiel du journalisme dans le fonctionnement de la démocratie et donc la nécessité de libérer la presse de toute entrave. Pour s’en tenir à deux repères, au milieu du xixe siècle, il s’agissait d’émanciper la presse du pouvoir politique – ce fut une des batailles de Victor Hugo et celle d’Émile de Girardin ; des années 1950 à la fin des années 1960, période d’agonie des journaux d’opinion de la Libération, il fallait sauver la « presse libre », affaiblie par la concurrence de la presse d’information et de l’audiovisuel, et menacée par les nouveaux patrons de presse liés aux « puissances d’argent » comme à l’élite politique. Bien que Plenel multiplie les références issues de différents siècles et pays, ses ouvrages font clairement écho à ceux de ce vivier d’auteurs issu du Monde et de La Vie catholique : Feu la presse libre ? (B. Féron, 1954), La Presse, le pouvoir et l’argent (J. Schwoebel, 1968), L’Information moderne et le droit à l’information (J. Folliet, 1969). Est-ce à dire que Plenel et Colombani, en fin de compte, s’abreuvent à la même source ?
Journalisme d’équilibre, journalisme de combat
5 Il y a des références incontournables au sein de toute tradition nationale et il y a, bien sûr, des invariants dans la définition du journalisme. Mais, ici comme ailleurs, les grands principes invoqués se déclinent diversement dans la pratique selon la façon dont on les articule. En l’occurrence, Colombani et Plenel plaident tous deux pour un journalisme « producteur de vérités de fait » et non « faiseur d’opinions »[4][4] Le Droit de savoir, op. cit. , p. 145. L’expression « vérités...suite, étant entendu que dans une démocratie, l’information véritable, impartiale, vérifiée et mise en perspective doit créer un espace commun d’échanges rationnels au-delà de l’affrontement des idéologies afin que le citoyen puisse comprendre les enjeux politiques et voter en connaissance de cause. À partir de ces bases communes, Colombani et Plenel se séparent.
6 Chez Colombani, qui décrit sa mission comme celle d’un éclaireur pour l’élite, c’est le sens de la responsabilité et de l’équilibre qui prime. La présentation qu’il fait du projet de Slate.fr en témoigne largement. Tout en se réclamant du premier Monde dont il n’oublie pas de rappeler qu’il avait été fondé pour être « une sorte d’organe central de l’establishment[5][5] Un Monde à part, op. cit. , p. 24. ...
suite », c’est tout naturellement que Colombani s’est associé avec un autre journal mythique, le Washington Post, dont Slate.fr est la déclinaison française du magazine web Slate.com. Il propose donc un journalisme de haute référence franco-américaine, destiné à un public « très qualifié », « très informé et très exigeant »[6][6] Édouard Laugier, « Jean-Marie Colombani, Slate. fr :...
suite. À cet équilibre entre deux cultures nationales dont les presses respectives se sont chacune à leur façon illustrées dans leur rôle de contre-pouvoir, s’ajoute l’équilibre entre l’ancien et le moderne, entre les valeurs traditionnelles de la presse écrite et la curiosité universelle des jeunes digital natives essentiellement formés à la technique. Équilibre encore, sur le contenu, entre les bons et les mauvais côtés des news, à l’inverse d’une presse pavlovienne qui donne dans le catastrophisme. Équilibre, enfin, dans le jugement sur les causes des maux de la société, contre le matraquage populiste qui impute toutes les fautes aux élites « sans cesse opposées au bon peuple[7][7] Un Monde à part, op. cit. , p. 209. ...
suite ».
7 C’est là, bien évidemment, que devient irréductible le différend avec Plenel, chevalier blanc des citoyens bernés par une oligarchie corrompue. Tout est dit dans la description que l’auteur donne de cette dernière : « Nouvelle classe portée par les désordres sans frontières d’un monde aussi dérégulé que globalisé, prospérant au carrefour de la finance spéculative et de la puissance étatique, cette oligarchie voudrait réussir à congédier aussi bien le peuple que la politique : gouverner en secret du premier et dans l’exclusion de la seconde, remplacée par l’intérêt, l’avidité, la possession et l’accumulation de richesses. Plus de bien commun, que des affaires privées, gérées à l’abri de la curiosité publique, sans lumière donc sans débat, sans publicité donc sans conflit[8][8] Ibid. , pp. 38-39. ...
suite. » Face à ce fléau, la « révélation » est l’arme la plus efficace « qui parie sur la prise de conscience du public et sur la perte de respectabilité des prédateurs. Une arme foncièrement pacifique où l’on dévoile pour désarmer, où l’on révèle pour empêcher, où l’on informe pour alerter[9][9] Ibid. , p. 86 ...
suite ». Il en va de la démocratie que la priorité du journalisme soit de « documenter l’hypocrisie d’élites dirigeantes qui ne se sentent pas tenues de respecter les règles qui s’imposent à tout citoyen[10][10] Ibid. , p. 84. ...
suite » : l’information doit être « l’arme de l’égalité[11][11] Ibid. , p. 41. ...
suite ».
8 À ceux qui dénoncent l’investigation en brandissant la menace d’une transparence totalitaire, Plenel rappelle que le totalitarisme n’implique pas une « transparence illimitée » mais « une opacité totale sur le pouvoir »[12][12] Le Droit de savoir, op. cit. , p. 68. ...
suite. À ceux qui s’opposent à l’anonymat des sources par crainte des manipulations malveillantes, il réplique que le secret des sources est le gardien de l’alliance entre citoyens et journalistes pour faire vivre la démocratie. Car si l’artisanat du métier de journaliste consiste en « vérifier, sourcer, recouper, confronter, contextualiser[13][13] Ibid. , p. 119. ...
suite », encore faut-il obtenir ou découvrir les informations à révéler. Au citoyen d’user de son « droit d’alerte » qui est une exigence démocratique légitime ; au journaliste de protéger ce droit en prenant sur lui la responsabilité de rendre publique ou non l’information en question, après avoir procédé aux vérifications qui s’imposent.
9 Il est inutile de rappeler que cette nouvelle participation du citoyen à l’information, sous quelque forme que ce soit, est au cœur de la révolution numérique. À cet égard, les deux auteurs s’accordent sur le fait que le journaliste professionnel est plus que jamais indispensable pour séparer le bon grain de l’ivraie parmi le flux ininterrompu d’informations qui circulent sans règle ni filtre sur la toile. Tout au long du siècle passé, les journalistes de la presse écrite ont clamé de la sorte le rôle vital qui était le leur, en tant que gardiens de l’éthique de la profession, face à l’« infopollution » croissante produite par la multiplication des médias et des nouvelles technologies – de la presse illustrée à l’audiovisuel et des autoroutes de l’information aux premiers réseaux du web. Alors pourquoi, tout en tenant ce même discours, Colombani et Plenel se sont-ils convertis avec tant d’enthousiasme à Internet ?
Mediapart à l’avant-garde d’une nouvelle démocratie ?
10 Croire au journalisme sur Internet, c’est principalement, pour Colombani, croire en un modèle économique alternatif à celui de la presse écrite : pas de frais de fabrication, pas de négociations avec le Syndicat du livre, pas de frais de distribution, un accès facilité au public, une manne publicitaire plus abondante, enfin des digital natives aussi réactifs que disponibles, et dont on peut raisonnablement présumer qu’ils pèsent moins lourd que quelques centaines de rédacteurs du Monde bénéficiant de confortables acquis sociaux. Sur le fond, de toute façon, l’éthique sera à terme la même sur tous les médias, présage l’auteur. Exit, donc, la presse papier qui ne semble plus avoir de raison d’être, sinon sous cette forme d’héritage de valeurs conservatrices.11 Pour Plenel, au contraire, se convertir à Internet, c’est épouser la révolution numérique, elle-même porteuse d’une révolution journalistique, politique et culturelle. L’argumentation est sans surprise, qui mêle les aspirations libertaires des années 1960 à l’« inquiétante extase[14][14] Alain Finkielkraut, Paul Soriano, Internet, l’inquiétante...
suite » qu’a suscitée le développement d’Internet dans les années 1990. Le principe directeur est celui d’un approfondissement démocratique par l’abandon des verticalités autoritaires au profit des horizontalités de l’échange et de l’égalité.
12 Concernant le journalisme, il s’agit pour le professionnel de descendre de son piédestal pour prendre acte de la liberté nouvelle des citoyens de livrer sans sa médiation les informations qui leur semblent essentielles et de commenter les informations qu’il a lui-même fournies. Être à leur écoute, proposer son savoir-faire, accepter le débat. C’est dans ces conditions que la révolution numérique, qui semble mettre en concurrence amateurs et professionnels, peut au contraire faciliter et intensifier l’alliance entre les journalistes et les citoyens qu’encourageaient déjà les partisans de l’investigation. Le modèle communautaire choisi pour Mediapart prend ainsi tout son sens : le principe de l’adhésion payante permet à la fois au lecteur de bénéficier d’une information de qualité parfaitement indépendante de l’élite économique (pas de publicité) et de participer à une expérience médiatique inédite où lecteurs et contributeurs, unis par une même conception du journalisme et de la démocratie, font vivre de concert l’information et le débat.
13 Dans le domaine politique, la critique de l’élite qui s’affaire dans « l’entre-soi oligarchique[15][15] Le Droit de savoir, op. cit. , p. 40. ...
suite » nous a déjà mis sur la voie. « Avec Internet, écrit Plenel en reprenant les propos du sociologue Dominique Cardon, “la société démocratique sort de l’orbite de la politique représentative”, mettant en évidence les limites de l’espace public traditionnel, à la fois autoritaire, élitiste et paternaliste[16][16] Ibid. , p. 139. ...
suite. » C’est l’occasion de transformer notre régime présidentialiste en une démocratie plus participative, qui renoue avec l’invention collective par la délibération continue. En dévoilant les abus de pouvoir et la confiscation des savoirs des dirigeants, en les sommant continûment de rendre des comptes, les nouvelles pratiques du journalisme sur Internet, citoyennes ou professionnelles comme Wikileaks ou Mediapart, rappellent que « la démocratie ne se réduit pas à la légitimation par les urnes des gouvernants » comme tend à le faire penser, en France, « la prégnance du bonapartisme plébiscitaire »[17][17] Ibid. , p. 48. ...
suite.
14 Si cette révolution démocratique doit aussi être une révolution culturelle, c’est que l’hyper-spécialisation a cloisonné les champs du savoir et rejeté le profane hors de toute discussion. Or les amateurs, sans être des spécialistes, peuvent faire valoir des « arts de faire » qui s’acquièrent au quotidien avec l’expérience – savoirs et compétences « bien distincts de l’expertise des élites[18][18] Ibid. , p. 140. ...
suite » qui monopolisent les débats publics. Univers du lien et de l’égalité, Internet peut contribuer à briser ces cloisonnements confiscatoires en faisant écho à la « philosophie de la Relation » d’Édouard Glissant qui prône comme rempart aux « théorèmes oppresseurs » et à toute « pensée de l’Un »[19][19] Ibid. , p. 147. ...
suite, l’échange infini ouvert à la diversité et à l’inattendu.
15 En somme, Mediapart, en se conformant à l’esprit du net et en en tirant le meilleur parti, serait à même de faire avancer la démocratie, d’une part en donnant l’exemple par son modèle interne de démocratie participative, d’autre part en décourageant les élites d’abuser de leur pouvoir grâce à sa myriade d’enquêteurs anonymes et professionnels braqués vers elles comme autant de petits canons. Faut-il en conclure que, selon l’auteur, nous pourrions connaître à terme un pouvoir sans dérives et un journalisme pacifié ? Plenel ne répond pas à cette question, mais il est probable que cette hypothèse ne lui semblerait, en fait, ni possible ni souhaitable. On peine en effet à imaginer qu’il croie les élites perfectibles. On peine encore plus à l’imaginer renoncer au combat.
Notes
[1] La Création du Monde (Éd. Sablier, 1984) ; La Fin d’un Monde (J. Doléans, 1988)…
[2] Un Monde à part, avec Catherine Vincent, Plon, 2013, p. 33.
[3] « Journal normal, animé par des journalistes normaux, Mediapart pense illustrer normalement le journalisme » (Le Droit de savoir, Don Quichotte, 2013, p. 21).
[4] Le Droit de savoir, op. cit., p. 145. L’expression « vérités de fait » est de Hannah Arendt.
[5] Un Monde à part, op. cit., p. 24.
[6]
Édouard Laugier, « Jean-Marie Colombani, Slate.fr : “Nous allons vers
un âge d’or des éditorialistes” », Le Nouvel Économiste.fr, 21 juin
2011.
[7] Un Monde à part, op. cit., p. 209.
[8] Ibid., pp. 38-39.
[9] Ibid., p. 86
[10] Ibid., p. 84.
[11] Ibid., p. 41.
[12] Le Droit de savoir, op. cit., p. 68.
[13] Ibid., p. 119.
[14] Alain Finkielkraut, Paul Soriano, Internet, l’inquiétante extase, Mille et une nuits, 2001.
[15] Le Droit de savoir, op. cit., p. 40.
[16] Ibid., p. 139.
[17] Ibid., p. 48.
[18] Ibid., p. 140.
[19] Ibid., p. 147.
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