Le blues nippon dans les yeux. "Goggles", de Tetsuya Toyoda
LE MONDE DES LIVRES |
Il n'est pas inutile de le rappeler : le Japon n'est pas seulement un pays de bandes dessinées réalisées de manière industrielle pour des publics « segmentés » (en âge et en sexe) à qui chaque semaine est proposé un fascicule qu'on jettera après l'avoir lu. La patrie du manga abrite aussi des auteurs exigeants, peu soucieux des modes et des contraintes économiques.
Tetsuya Toyoda est de ceux-là. Cinq ans après le très remarqué Undercurrent (Kana), cet autodidacte de 46 ans, employé dans une grosse entreprise, livre un recueil de nouvelles épatant sur le plan formel, et sans concession quant à sa thématique : le Japon désabusé des années 1990 et 2000, en pleine récession après l'explosion de la bulle spéculative.
Six nouvelles donc, sur l'illusion d'une société juste et égalitaire mise à mal par les secousses du marché . Chez Toyoda, les héros ont des comptes à régler avec le mythe japonais. Celui-ci est un chômeur bien décidé à se venger du patron de l'usine qui l'a mis dehors. Celui-là est un vieux monsieur seul, disparu sans laisser de traces. Cet autre encore est un ex-employé de banque hanté par le prêt que son établissement a refusé d'accorder à un petit restaurateur contraint de fermer boutique. Dans Goggles, les jeunes rêvent de pachinko, ces salles de machines à sous promettant la fortune au coin de la rue. Les anciens se souviennent avec nostalgie de la prospérité évanouie.
EMPATHIE ET MÉTAPHORES
Toyoda instruit un procès certes connu du modèle nippon - son système éducatif trop dur, son monde du travail sans pitié, sa dépendance aux marchés financiers -, mais il le fait en mêlant empathie et métaphores. Sa première histoire, aux airs de fable, met en scène un « Dieu de la misère » vivant caché dans le placard d'une maison abandonnée. Le simple fait de croiser son regard fait sombrer dans la pauvreté. Une équipe de télévision n'aurait jamais dû réaliser un reportage sur lui : si le pays est tombé en récession, c'est parce que son visage est apparu sur le petit écran.
Quant à l'histoire qui donne son titre au livre, son personnage principal n'est autre qu'une enfant prostrée, non désirée par un père absent et une mère violente. Son visage est masqué par de grosses lunettes de moto (goggles, en anglais) qui l'empêchent de voir une réalité que les Japonais ont longtemps eu du mal, eux aussi, à regarder en face.
La démonstration serait moins parlante - et moins touchante - si l'auteur ne maîtrisait à ce point l'art du récit séquentiel. D'une linéarité envoûtante, ses histoires se lisent comme on regarde un film au cinéma. Champs et contrechamps, contre-plongées, gros plans au cadrage excentré, changements permanents de point de vue... Chaque case donne du sens au récit, jusqu'aux plus anodins plans de coupe - le ciel orageux, les fils électriques de la ville, l'ombre des frondaisons - qui impriment un rythme de fausse lenteur.
Dépositaire d'un trait rappelant celui de Katsuhiro Otomo (le père d'Akira), Tetsuya Toyoda délivre une véritable leçon de bande dessinée, saluée comme telle par Jirô Taniguchi (Quartier lointain, Le Sommet des dieux) lors d'une remise de prix au Japon : « Goggles est une oeuvre proche de la perfection. Qu'un auteur qui n'a dans son entourage aucun professionnel du manga arrive de manière totalement autodidacte à un tel niveau d'expressivité ne peut que forcer le respect. »
Goggles (go-guru), de Tetsuya Toyoda, traduit du japonais par Yohan Leclerc, Ki-oon, «Latitudes», 232 p., 14 euros.
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