lundi 26 mai 2014

Magali Nirina MARSON : " Michèle Rakotoson et Jean-Luc Raharimanana : Dire l’île natale par le ressassement " Revue de littérature comparée 2006/2 (no 318)

On nous réclame cet article ancien

Revue de littérature comparée

no 318, 2006/2

Les littératures indiaocéaniques


Sommaire


Page 131 à 140

Littératures indiaocéaniques



Page 141 à 152

Surnaturel et Littérature dans l'Océan Indien

À propos d'un conte malgache

Page 153 à 171

Michèle Rakotoson et Jean-Luc Raharimanana : Dire l'île natale par le ressassement



Page 173 à 194

Le champ littéraire mauricien



Page 195 à 212

Histoire et mémoire : variations autour de l'ancestralité et de la filiation dans les romans francophones réunionnais et mauriciens



Page 213 à 234

Poétique du mélangue et du malang dans le roman réunionnais contemporain : À L'angle malang. Les Maux d'icide Jean-Louis Robert



notes et documents


Page 235 à 242

La poésie réunionnaise et mauricienne en langues créoles : entre proximité et éloignement



Page 243 à 248

Le Maloya




Page 249 à 252

Amarres, créolisations india-océanes

Résumé Version HTML Version PDFdispo en pdf sur Mada : dispo 24h
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Michèle Rakotoson et Jean-Luc Raharimanana : Dire l’île natale par le ressassement

Les textes des deux figures les plus représentatives de la nouvelle littérature malgache d’expression française révèlent une tendance commune à la réitération. Michèle Rakotoson et Jean-Luc Raharimanana reviennent sans cesse sur certains thèmes remettant en scène un type particulier de personnage. On retrouve la même tonalité sombre dans chacun de leurs écrits. Leurs textes sont l’espace de la récurrence, de la reformulation.
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Donnée omniprésente, Madagascar apparaît comme l’obsession des auteurs. Leur rapport à l’île natale, celui qu’entretiennent leurs protagonistes avec leur condition d’insulaires, nous sont d’emblée présentés comme problématiques : empreint d’une intensité particulière, presque de violence, le lien à la terre malgache est paradoxal, fait d’un attachement singulier, indéfectible et de rêves de fuite, de rejet.
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Induit par « la conjoncture » héritée d’une histoire prédatrice qui se répète depuis l’origine, le ressassement [1]  Il s’agit ici, bien entendu, d’un instrument descriptif,... [1] apparaît, dans un premier temps, comme la seule forme apte à dire et à figurer une île carcérale, cruelle et stérile. Mais il se révèlera symptomatique d’un mal insulaire plus profond. Notre analyse tentera de montrer qu’il signifie ici plus qu’un figement de l’écriture, que d’une posture statique et dépressive, nés d’une vision sombre du lieu natal. Le libérant de toute connotation négative, l’étymologie du mot exhibe un effort, une progression : ressasser signifie passer et repasser par le sas, le crible. Sas, de setacium, seta, la soie, désigne une pièce de tissu montée sur un cadre de bois, servant à filtrer différentes matières. En la ressassant, les textes tenteraient donc de faire passer et repasser l’île natale par le tamis de l’esprit et de l’écriture, pour tâcher d’en retenir des éléments toujours plus fins. Le ressassement se laisse entrevoir comme une « machine de guerre » [2]  Diva Barbaro Damato, « La répétition dans les essais... [2]  : une tentative pour traverser les apparences. Désir de déterrer ce qui est enfoui, il se veut essai de thérapie.


Ressasser la clôture et le figement : la malédiction de l’île et de son écriture

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« Répétition », « réitération », « retour », « variation ». Aucun terme ne semble convenir aussi bien que celui de « ressassement » pour désigner le mode d’écriture de Rakotoson et de Raharimanana, leur marque de fabrique, cette façon qu’ont leurs textes de revenir sur des idées-phares et de s’y attarder. D’un écrit et d’une page aux autres, on ne peut que noter la persistance des mêmes motifs. Le même type d’anti-héros désabusé et rempli d’amertume est remis en scène, dans des situations dramaturgiques qui se rejoignent et se complètent. Le tissu textuel se fait lieu de la répétition, d’un martèlement de mots, de refrains, de phrases. Des pans entiers de textes précédents s’y voient réorchestrés.
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M. Rakotoson raconte l’histoire de Ranja, jeune journaliste désabusé, qui fait la douloureuse expérience du retour au pays. Quittant Tananarive pour réaliser un reportage dans le Moyen-Ouest de l’île, sur le bain des reliques royales, il découvre une contrée revêche, où il finira par mourir. Dans Henoÿ, fragments en écorce, c’est après avoir reçu l’avis officiel du décès — du suicide — de sa femme que Tiana se met en route, « pour retrouver la mémoire [de cette dernière] ». Après une traversée de lieux aimés et hantés, il arrive à une place qui se trouve être celle de la ville de Tananarive, dans une gigantesque décharge publique. Lalana est aussi une traversée du pays. Naïvo, jeune homme de trente ans, emmène son ami Rivo, dévoré par le sida, mourir au bord de la mer. D’une place de marché désertée et putride aux trottoirs de Tananarive où l’on suit un petit loqueteux, riche d’avoir avalé une pièce de 100 fmg, d’un dédale de ruelles sordides aux rivages de l’île, Lucarne nous mène d’une tranche de vie insulaire à d’autres. Traînant le corps décomposé de son amie, le narrateur de Nour, 1947 revisite la tentative de décolonisation avortée de cette année-là, et ponctue sa douloureuse complainte d’éclats de légendes et d’histoire. La première partie de L’Arbre anthropophage vagabonde elle aussi dans le passé malgache, des premières migrations aux royaumes, en s’entrecoupant de méditations sur l’écriture ou sur l’exil, de proverbes ou de fragments de mythes. La seconde nous ramène à un présent encore brûlant. L’auteur y raconte la crise politique de 2002, la transition houleuse de l’ancien au nouveau pouvoir, au cours de laquelle son père est arrêté, emprisonné et torturé.
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Au-delà du décor, l’île natale se présente donc comme l’épicentre de l’imaginaire, sa hantise. La préoccupation des auteurs semble être de la dire et, une occurrence ne suffisant pas, d’en corriger les contours, de chercher d’autres termes, plus appropriés, d’autres images, plus percutantes. Madagascar et les sentiments qu’elle inspire se révèlent personnages principaux et sujets des récits abordés. « Nour. Jao. Siva. Benja. Haine ou amour d’une terre qui a vu naître. », avoue Raharimanana. Tout nous y ramène : les protagonistes « vidé[s] de tout enthousiasme », les circonstances dans lesquelles ils sont placés, les sujets abordés : tout n’apparaît que comme pré-texte pour dire l’essentiel, le motif : l’obsession d’une terre vers laquelle s’efforce et converge l’écriture.
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Forçant les refus potentiels et ignorant tout déni, l’île natale est inlassablement présente. À travers les descriptions minutieuses de sa topographie, de ses paysages et de leurs spécificités, elle est littéralement assénée au lecteur. Elle s’impose aux personnages et s’insinue en eux en empruntant tous les modes de perception qui les relient au monde, avec une prédilection pour l’odorat, pris d’assaut dès qu’un personnage entre en ville. Aux narrateurs de M. Rakotoson, qui s’attardent sur les sons et les images de Tananarive, qui agressent le regard et l’ouïe, sur « l’odeur, […] tenace, gluante […], qui se coll[ait] à vous, vous imprégn[ait] », répondent ceux de Raharimanana, frappés eux aussi par ce qu’ils voient et entendent et revenant, invariablement, sur la pestilence chargée de l’air de Lucarne. Le caractère prégnant du lieu s’ajoute au besoin que ressentent les personnages d’effectuer un voyage dans le cœur de l’île et de s’y plonger, pour se faire miroir de la hantise de l’écrivain : se réimmerger dans la terre malgache et l’écrire.
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Mais s’il se dit en attraction, le lien au lieu natal apparaît surtout comme une tension entre cet impérieux besoin et toute l’aversion que l’île génère. Les textes mettent ainsi en exergue sur les défectuosités de « ce pays […], si hostile » et s’y attardent : placée sous le signe de l’extrême, la nature est décrite comme inclémente et dangereuse. Le vent, ironique, ricane devant la déconfiture des insurgés de Nour, 1947. Dans tous les textes, l’insulaire est violemment confronté à des maux multiples : cyclones, inondations, sécheresse ou malaria. Ramené à sa nullité, l’insulaire vit sa terre sur les modes de l’appréhension, de la prévention et de l’auto-défense. Sa vie nous apparaît scandée par les caprices d’une nature qui alterne périodes de calme et déchaînements incontrôlables et laisse derrière elle des natifs et une terre exsangues et hébétés.
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Pénétrant dans le cœur de l’île, dans ses villes, ses villages, l’écriture en ressasse la vétusté face à une modernité galopante, anachronique et indécente au milieu de quartiers délabrés et rafistolés. Chaque région visitée répète une île fragile aux fondations bancales et dérisoires : craquelées et déliquescentes lorsqu’elles sont urbaines, elles s’étiolent et se rabougrissent lorsque le texte quitte Tananarive. À une capitale désagrégée, à ses chaussées affaissées et à ses fondations délabrées, répondent le dessèchement des provinces et l’hémorragie humaine subie par leurs villages.
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Les textes ressassent une île carcérale et anxiogène [3]  Voir à ce propos M. Marson, « Madagascar ou l’insularité... [3] . Étau qui se resserre autour des protagonistes en îlots concentriques de plus en plus étroits, la terre natale est décrite comme une sorte de spirale renversée. La première prison est constituée par les limites naturelles : aussi grande qu’elle soit, Madagascar est enfermée par l’océan. « Île ! […] tu n’es qu’une île ! », s’exclame à plusieurs reprises le narrateur de Nour, 1947. L’« enclosure » est ensuite délimitée par la région, la ville ou le village, mondes clos sur eux-mêmes. Intra muros, chaque bâtisse, case ou masure, est un îlot minuscule et irrespirable, comme le sont les logements d’étudiants de Lalana : vingt mètres carrés chacun, où s’entassent cinq à six personnes, dans des conditions déplorables.
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L’enfermement s’avère total : politique, économique et social, culturel, familial et mental. L’islophobie ruminée par les textes est également générée par ce que M. Rakotoson appelle « la conjoncture ». Le contexte fait du lieu natal, selon le mot de Ranja dans Le Bain des reliques, un « pays perdu, foutu » : les textes s’appesantissent sur les violences et les exactions du gouvernement précédent et sur celles du présent, lors de la transition de 2002 ; sur la déréliction dans laquelle baigne l’île depuis plus d’une trentaine d’années ; sur la gabegie et la corruption qui y règnent. L’écriture ressasse un monde à deux vitesses, où le cossu frôle une majorité décalée, qui lutte pour une vie improbable et une survie pénible. La population est décrite comme n’ayant pour horizon que l’absence d’espoir, la pauvreté ou le dénuement : que des chaînes, en somme, qui perpétuent celles de ses pères. Le mot qui vient à l’esprit est celui de malédiction. « L’ombre a enflé le ventre de la mère et nous a créés noirs et miséreux », psalmodie une voix, dans Nour, 1947. Les anamnèses qu’effectuent, chacun à sa manière, les personnages, révèlent « lalana » : une « route » tracée, une « loi » qui semble régir l’île, une sombre fatalité qui s’acharne sur elle. Modelée par l’histoire cruelle, « la conjoncture » en réitère les principaux schémas.
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Les textes se projettent dans le passé de l’île et se dirigent vers le temps des origines. Ils revisitent les espoirs déçus et les trahisons fratricides de l’insurrection de 1947, les heures coloniales, l’esclavage multiforme. Reprenant parfois des passages entiers de Nour, 1947, L’Arbre anthropophage revient sur la traite et réactualise les cargaisons humaines délestées en pleine mer. D’autres passages réinterprètent le mythe des Vazimba, premiers autochtones bannis des généalogies avant d’être transformés en déesses des eaux et autres créatures surnaturelles par la mémoire populaire : Tiana, dans Henoÿ : fragments en écorce, se souvient d’une princesse des eaux, à laquelle répond Dziny, figure omniprésente de Nour, 1947, à la fois femme d’eau et refrain, qu’appellent et que chantent les enfants déçus de l’insurrection, en se jetant du haut d’une falaise… Les anamnèses effectuées revisitent les créolisations [4]  Selon Édouard Glissant, « Métissage et Créolisation »,... [4] originelles de l’île : réactualisant l’arrivée de différentes strates de migrants en terre malgache et leurs guerres intestines, elles soulignent que les rencontres de cultures ont généré des luttes pour la conquête de terres et du pouvoir, de petites pacifications et des colonisations. Ressassant, donc, un passé fait de violence et de prédation, ces retours en arrière nous dévoilent une île toujours déjà emprisonnée dans le cercle vicieux d’un éternel retour.
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« Je connais déjà l’histoire […]. Je connais déjà l’histoire et m’apprête à la revivre […]. Je connais déjà l’histoire et ne cesse de la revivre. Je connais déjà l’histoire. Je connais déjà la servitude », s’exclame Raharimanana. Cette anaphore scande un long passage de L’Arbre anthropophage et introduit l’idée d’une histoire qui bégaie, ressasse. Le lien au lieu se lit en termes de chaîne(s) sans fin. Nour, 1947 nous montre la jeune héroïne éponyme contrainte de courber le dos sous les tâches et de baisser les yeux devant son maître, comme son père et sa mère l’avaient fait avant elle. Reprenant le thème, L’Arbre anthropophage se souvient des migrants arabes et de leurs esclaves. Se penchant sur le sort réservé aux descendants, le narrateur souligne que ceux des premiers demeurèrent maîtres, « encore » et ceux des seconds esclaves, « toujours… ». À travers, entre autres, l’analyse de proverbes encore en vigueur sur l’île, qui traitent des « andevo », des esclaves et de ceux qui en descendent, le texte s’attache alors à démontrer que rien n’a vraiment changé, depuis l’origine. « L’esclavage ! Ce pays s’en est nourri […]. Il en vit encore », s’exclame le narrateur. Traitant un autre thème, les textes évoquent des faits contemporains qui semblent perpétuer, eux aussi, un passé plus proche : devant la façon dont le nouveau pouvoir tente, lors de la crise politique de 2002, de restaurer l’ordre, dans la violence et les coups de crosse, L’Arbre anthropophage se souvient des années de « l’amiral » Ratsiraka avec un goût amer de déjà vu.
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L’écriture de M. Rakotoson et de Raharimanana renvoie donc à une histoire qui, selon le mot de R. Robin [5]  Régine Robin, La Mémoire saturée, Paris, Stock, 2003,... [5] , « avance masquée ». Si ses configurations et ses figures du pouvoir semblent différer, elles se révèlent redites des mêmes principes sous des formes et des angles, des « masques » différents. Vivant depuis toujours son lieu natal comme imposé et pénible, l’insulaire semble voué à une erre [6]  C’est à dessein que nous employons et soulignons ce... [6] subie et stérile. L’îlien nous est en effet montré, au présent comme au passé, comme ballotté d’un événement à l’autre, sans poids sur son existence. Le père de Nour lui raconte comment petit, il fut tiré de sa condition d’esclave d’une reine malgache par « Les Blancs » pour, une fois affranchi, se voir de nouveau asservi par ces derniers. Comme un écho, en arrivant sur le dépotoir de Henoÿ : fragments en écorce, Tiana note le fatalisme et le silence des adultes, trimballés par l’Histoire et soumis à ses bégaiements : « descendants des déportés qui avaient bâti le royaume », ils sont devenus des « paysans sans terre » avant d’échouer sur la décharge.
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Se trouvant depuis toujours dans l’impossibilité de diriger ou de contre-carrer un sort qui s’acharne, sujet à l’échec lorsqu’il s’y emploie, l’insulaire semble devoir, depuis l’origine, résumer sa vie en ces trois mots qu’emploie la Télumée de S. Schwartz-Bart : « naître », « souffrir » et « mourir ». Devant la dépouille de la jeune fille, le narrateur explique à la mère de Nour, l’insurrection, l’espoir brisé et la déconfiture. Les parcours de Naivo et de Rivo, l’échec cuisant de leurs tentatives pour s’extraire de la mouise, font de leur vie le reflet des lalana : des « trajets », des « voies » insulaires ; de la « loi » intangible qui, invariablement, fait rimer leur « parcours » avec ratage. Malgré ses études, sa ténacité et ses prières, Naivo ne passe que d’un « petit job » mal payé à l’autre et peine à survivre. Rivo, lui, s’essaie danseur, chanteur, comédien. Hantant les discothèques, il se laisse tenter par l’argent facile, se prostitue et contracte le sida. Loin de toute idée de progrès ou de progression, l’île se révèle être le lieu de l’inertie et de l’engloutissement.
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S’il fallait reproduire géométriquement les retours de l’histoire sur elle-même, ses bégaiements, le cercle de l’éternel retour ne conviendrait cependant pas. Ce cercle serait combiné à la progression de l’histoire. Lorsque L’Arbre anthropophage revient sur la révolution socialiste malgache dans les années 80, sur les colonnes de manifestants « cassées » par des charges à la baïonnette et aux grenades lacrymogènes ; lorsqu’il fait état, un peu plus loin, des lâchés d’explosifs par hélicoptères et des tirs sur la foule se dirigeant, en 1991, après des mois de grève, sur le palais présidentiel ; lorsqu’enfin, il s’attarde sur les « spasmes de cruauté » qui ponctuent la grève générale et la transition de 2002, son narrateur souligne le fait qu’en ressassant, un sujet mesure et signifie son propre déplacement dans le temps et l’éloignement dans le passé de l’objet de son ressassement. La rupture avec la linéarité temporelle qu’attribue le sens commun au ressassement n’est donc qu’apparente. La répétition du même peut faire croire à un affranchissement du temps, mais la redite, sa persistance même, se donnent comme mouvement, progression. La durée insulaire serait cette avancée spiralée. Chaque nouvelle occurrence de l’histoire installe entre son actualisation et le passé répété toute l’épaisseur des actualisations antérieures. L’action s’en trouve ralentie et le temps épaissi. La tonalité sombre des textes ; le parcours problématique des personnages ; leur action difficile, alourdie par la « conjoncture » et empêchée par le ressassement de leurs angoisses ; les textes, enfin, qui butent, peinent à avancer et reviennent sur leur parcours ; l’œuvre qui s’enroule sur elle-même : tout, chez les auteurs, tend à reproduire le ressassement historique.
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En rajoutant à chaque fois de l’affectif, une angoisse, à la simple répétition « je connais l’histoire », l’anaphore mise en exergue plus haut se fait image du phénomène. Elle se joint à l’épaississement du temps et de la matière textuelle et au ralentissement de l’action pour désigner le ressassement comme une posture dépressive. C’est le versant négatif du phénomène, sa stérilité essentielle, son angoisse, déjà soulevée par l’anaphore de la répétition vaine.
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Être déprimé, c’est être emprisonné dans un système d’action, c’est agir,
penser, parler selon des modalités dont le ralentissement constitue une
caractéristique,
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écrit Daniel Widlöcher [7]  Daniel Widlöcher, Le ralentissement dépressif, Paris,... [7] . Le ressassement apparaît comme le supplice de Sisyphe de l’île, de l’insulaire et de leur écriture, comme leur malédiction.
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Cette écriture de la stagnation ne constitue pas cependant qu’un arrêt sur image et la simple retranscription de cette dernière. Loin de n’être qu’une parole improductive, capable, au mieux, de moduler d’infimes et redondantes variations du même, le bégaiement de l’écriture n’est en rien une ankylose mais se fait forme dynamique et féconde.

Un phare allumé : le ressassement, révélateur du « mal » d’île

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Par son ressac, l’écriture interpelle, attire l’attention sur l’objet ressassé. La redite suscite un effet de grossissement et allume le motif comme un phare, le rend visible de manière flagrante. En revenant continuellement sur le passé de l’île et ses blessures, l’écriture tend à désigner l’histoire comme grande responsable. Synonymes de violence et de prédation, ses bégaiements nous font entrevoir le lien à l’insularité comme un stigmate, un legs douloureux. L’insulaire représenté semble, à la suite de ce qu’écrit J.-P. Millecam à propos des anciennes colonies et des peuples opprimés, pouvoir déclarer : « c’est l’histoire : c’est là que l’homme saigne » [8]  « Cinq questions à Jean-Pierre Millecam », Vision 90,... [8] . En insistant sur la violence des origines, les textes font de l’insulaire un étranger sur sa terre natale : un non-autochtone.
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Nous l’avons vu, les textes reviennent sur l’arrivée de différentes strates de migrants et d’esclaves à Madagascar et soulignent qu’aucun d’eux n’a revu sa terre natale. Cet accent mis sur les origines étrangères de l’insulaire présente l’île comme un lieu terminal, celui d’un débarquement pour les « découvreurs des mers » et celui d’un naufrage pour leurs cargaisons humaines. Mais la terre insulaire apparaît également et surtout, pour les uns comme pour les autres, comme un recommencement. Espace dont, dès l’origine, l’insulaire ne dispose pas, qu’il n’habite pas, l’île apparaît comme une origine seconde à créer, à instaurer. Révélateur, le ressassement dévoile un lien à la terre natale qui est manque, et une insularité qui n’est encore qu’à investir. Le rapport du natif à l’île malgache et à son insularité se découvre manque de lien au lieu, manque de lieu et manque de lien. Le lien au sol natal se révèle désir et projet, tension vers une île et un être encore inhabités, qui se dérobent.
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Loin, cependant, d’œuvrer à panser cette blessure de l’histoire et de mettre en scène des personnages qui s’attachent à habiter l’île, les auteurs nous montrent invariablement un insulaire mû par le désir de s’en extraire. Multiformes, les tentatives, selon le mot de Christiane Rakotolahy, de « désinsularisation », sont un leitmotiv. L’exil premier, fondamental, se voit systématiquement perpétué et aggravé. L’île et sa norme sont constamment rejetées. Le lieu natal est vécu sur le mode de l’évitement. Les auteurs et leurs protagonistes élaborent continuellement des stratégies de fuite et créent des sas, des issues, individuelles et collectives.
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Choix personnel, l’exil apparaît également comme le parti pris des auteurs. L’injonction du départ s’empare de tous leurs protagonistes et se présente comme une nécessité. Dans Henoÿ : fragments en écorce, le narrateur se souvient de son épouse le suppliant encore et encore de la laisser partir. Comme un écho, Saroy, dans Lalana, commence à s’extraire de l’île natale en se mettant en ménage avec un Européen. Craignant qu’il ne considère sa réalité comme un poids trop lourd et retourne sans elle en France, elle s’éloigne doucement de ses amis et de son frère et tourne le dos à leur misère.
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Lorsque l’éloignement physique n’est pas une option, les textes mettent en scène une autre forme de fuite : le rattachement exclusif de l’individu à une communauté qui, pour pouvoir vivre l’île, revendique une origine horssol et proclame la supériorité de sa culture autre. L’Arbre anthropophage, par exemple, fait allusion à une ethnie qui déclare qu’elle n’est en rien « […] Malgache, mais […] Arabe […], sans mélange [et, a fortiori,] plus noble ». L’île représentée se compose de microcosmes refermés sur eux-mêmes. À l’intérieur de ces vases clos, les mots d’ordre sont l’autosuffisance et le particularisme. En érigeant l’ailleurs en valeur absolue, ces ghettos mettent l’île et ses créolisations originelles à distance. La terre antérieure est mise en avant comme un filtre indispensable pour pouvoir supporter l’île et avoir le sentiment d’y exister.
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À l’intérieur de ces îlots, l’individu cherche à fuir l’île par le rêve. Il se plonge, comme le narrateur de Nour, 1947, à corps et âme perdus dans la passion destructrice ou, comme les enfants vaincus de l’insurrection qui hument la poudre des coquillages, dans les paradis artificiels. Lalana nous les montre sombrant dans le mysticisme exacerbé. D’autres protagonistes, dans Lucarne, Henoÿ : Fragments en écorce et Nour, 1947, sont sujets à des hallucinations dues à la faim, à la fatigue ou au désarroi extrême, à la maladie ou à la peur. Que l’insulaire s’y abandonne volontairement ou non, des sas, un exil intérieur, s’élaborent de manière récurrente. Posé comme incontournable, l’évitement se veut salvateur ; il se meut doucement en déréalisation. Mis au ban de la société, les protagonistes se replient sur eux-mêmes et s’enferment dans le silence de leur île intérieure. Puis ce glissement se fait chute violente et mort à soi. Comme Rivo ou le narrateur de Nour, 1947, ils perdent contact avec le réel. Sombrant dans la folie, ils cèdent parfois à l’échappée suprême et, comme les insurgés vaincus de 1947, sautent de la falaise et s’abîment dans la mer,
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Parallèlement à ce rejet général qui la discrédite, l’île est dénoncée comme un lieu absurde, au sens camusien du terme [9]  « […] un sentiment [qui] frappe […] à la face […],... [9] . Auteurs et protagonistes exhibent et creusent l’inadéquation de l’homme à sa terre natale et tentent de traduire le malaise que suscite, au niveau du groupe comme de l’individu, une île régie par les faux-semblants. Tout y est décrit sans sens ni saveur, galvaudé et sans substance. Les narrateurs sont « las », désabusés. La séance d’exorcisme que décrit Lalana lorsque Rivo et Naïvo croisent une secte, s’apparente à une série de gesticulations. La justice et les rites traditionnels également sonnent faux. Le procès du père de Raharimanana, dans L’Arbre anthropophage, apparaît comme une mascarade : le juge est un stagiaire, la preuve une cassette aux images brouillées et tronquées. Le verdict, deux ans de prison avec sursis, à la fois une libération et une condamnation, laisse l’auteur écœuré. Loin d’être un sacrifice voulu par les ancêtres pour clore en beauté le bain de leurs reliques, la mort de Ranja est absurde, elle aussi : le tabou que viole le jeune homme n’a rien de sacré. Lors des préparatifs de la cérémonie, une jeune femme s’offre à lui. Il ignore qu’elle est l’épouse d’Ondaty, un chef de bande et un voleur de bétail craint par tous. Cette aventure le condamne à une mort qu’entérine tout le village et Ranja chute en fuyant. La signification et la force du rituel s’en trouvent entachées, vidées.
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Devant ce divorce de l’île et du sens, les textes disent et répètent le désarroi et la nausée qui, selon le mot de Jacques Chevrier [10]  Jacques Chevrier, Littérature Nègre, Paris, Armand... [10] , font des textes étudiés des écritures du « désenchantement ». Une gradation s’opère. L’île semble ne pouvoir se dire que sous le sceau de l’extrême et de la surenchère. L’écriture se fait réquisitoire. Comme le montre le ton employé en de nombreuses pages, elle cède à la colère. S’imbibant de la violence du lieu, elle tente de secouer le lecteur et se fait hyperréaliste. Immergées dans le sang et la fange, les nouvelles de Lucarne plongent dans les caniveaux et débordent de chair violentée, de pus et de pourriture. La réitération du sordide et de l’horreur fait des textes un prisme déformant, les lieux d’une anamorphose. Comme l’énorme four dans lequel, lorsqu’il visite l’usine crématoire de Henoÿ : fragments en écorce, Tiana voit disparaître un mélange de détritus, d’ossements et de restes humains, l’île apparaît à la loupe comme un broyeur de vie. La décharge et ses atrocités se font image extrême de Tananarive, elle-même allégorie de l’île.
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Sur cette terre cruelle, la notion de réalité elle-même se voit désavouée. Sans cesse phagocyté par les hallucinations des personnages et les interventions de Dziny et autres figures surnaturelles, le réel est sans cesse mis en échec. Tandis que Rivo s’enfonce dans l’agonie et se sent happé par le royaume des ancêtres et des ombres, le narrateur de Nour, 1947 entend des chuchotements et des murmures et se demande si « le monde se présente ainsi ou si […] [s]es délires [l’]exacerbent ». L’île réelle finit par lui apparaître comme un mauvais rêve. Sa matérialité se délite au fil des pages. Elle finit par ressembler à cette langue de terre dérisoire où échouent Rivo et Naivo en fin de parcours. Chacun des textes fait de la terre malgache un entre-deux : entre mort et vie, entre réalité et hallucinations, l’île est un être indécis, un « présent [qui] boitille » entre un « passé écorché » et un « avenir [qui] dépérit ». Le sol natal se révèle être un lieu à la réalité creuse, informe.
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Terre dont les natifs ne sont, depuis l’aube, pas originaires, vécue sur le mode de l’évitement et écrite à travers un miroir déformant, l’île que revisitent M. Rakotoson et Raharimanana pose la question de son caractère habitable. Le lien de l’insulaire à son lieu apparaît comme un vis-à-vis impossible. Lieu indicible et inhabitable sans qu’un filtre le débarrasse de ses scories ou en apprivoise la nocivité, la Grande Île se dévoile comme une absence lancinante. Le ressassement se fait signe d’une avancée difficile de l’écriture vers une terre natale affinée, approchée par les retours et leurs retouches, par les tentatives de saisie qui se jouent à chaque réactualisation. Si l’on en croit les fins ouvertes et inassouvies de chacun des récits, elle n’est cependant jamais tout à fait circonscrite par l’expression. L’Arbre anthropophage se clôt par un aveu : « Je n’ai pas trouvé la paix ». Le ressassement nous ramène à son étymologie, qui met l’accent sur la difficulté de la progression. Essayant de filtrer l’île en la (re)passant par le tamis qu’est chaque texte, l’écriture s’évertue vers un mot de la fin qui apprivoise le lieu natal et en atténue la hantise, la brûlure.
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La terre malgache en effet se dérobe. La permanence du lieu natal comme sujet, les retours opérés sur son présent douloureux et les épisodes marquants de son histoire, désignent une pensée insulaire confinée dans un lieu accaparant dont elle ne peut s’affranchir. Chaque récit étudié est un voyage : la quête d’un sens à donner à sa vie (Ranja) ou à la mort de l’aimée (le narrateur de Nour, 1947, Tiana), celle de racines ou d’une sépulture (Ranja, Rivo et Naivo)… Aucun ne raconte un ancrage heureux dans l’île. L’écriture de M. Rakotoson et de Raharimanana se fait tension indéfinie, quête dont le terme a toujours déjà fait défaut. Le bégaiement narratif apparaît tel que le définit la psychanalyse : manifestation d’une perte, il rumine un deuil inachevé. Le ressassement qu’opèrent les textes tend à désigner une inquiétude sourde, un trauma indépassable qui attire par son vide le mouvement proliférant et répétitif de la parole et l’« insupportable absence à laquelle chaque mot se bute » [11]  Edmond Jabès, Le Livre des marges, Paris, Le livre... [11] se laisse entrevoir comme l’exil originel, perpétué et aggravé par le caractère inhabitable du lieu.
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Dans ses Essais de psychanalyse, Freud note « l’importance de l’expérience traumatique à faire retour, […] ramen[ant] sans cesse le [sujet] à la situation de son accident, [l’y] fix[ant] ». Le ressassement des textes semble relever d’un processus du même ordre. Forme de compulsion, de répétition à l’œuvre dans l’écriture, la reprise de l’île comme thème principal s’y fait réactivation de cette île comme blessure. « La compulsion de répétition doit être attribuée au refoulé inconscient » qui tend à se libérer, avance encore Freud. Les textes étudiés se font, selon le mot de S. Beckett [12]  Mot de S. Beckett dans L’Innommable, Paris, Éditions... [12] , « parloir ». Le parloir, c’est un lieu où l’on parle, mais c’est surtout un sas entre l’extérieur et la prison, qui facilite la confidence et l’aveu. Le ressassement se fait tentative d’exorcisme. L’écriture devient sas : porte de sortie, d’expurgation. Le ressassement de l’île et de ses blessures passées et présentes s’y lit comme le souci de sa (ré)appropriation et d’une maîtrise de son « mal », au sens ou J. Derrida définit le terme : « être en mal de », écrit-il [13]  Jacques Derrida, Mal d’archive, Paris, Galilée, 1995,... [13] ,
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[…] c’est brûler d’une passion, c’est n’avoir de cesse, interminablement,
de chercher [l’objet de ce mal] là où [il] se dérobe […]. C’est […] se porter
vers [lui] d’un désir compulsif, répétitif […], irrépressible […]. Aucun désir,
aucune passion, aucune pulsion, […] aucune compulsion de répétition,
aucun « mal de » ne surgiraient pour qui, d’une façon ou d’une autre,
n’est pas […] en mal d’archive.
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Les incessants retours dans le passé insulaire font des textes des écritures de l’absence et de son corollaire : le rapport du natif à la terre malgache est « mal de » lieu et de lien et quête de ces derniers : de soi. Le malaise représenté sur l’île tend à signifier une « intranquillité » insulaire, l’existence d’une brèche ontologique. Le ressassement se fait outil de recherche et de restauration identitaires.

Le ressassement, une herméneutique et un essai de thérapie

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L’accent est mis sur un malaise omniprésent sur une terre présentée comme génératrice de violence identitaire. L’individu y est amputé, ramené à son ethnotype et, selon le mot de Senghor, aux « vêtements d’emprunts » que lui ont légués « les coloniaux ». Dépersonnalisé, il semble une ombre, un spectre qui erre comme en état d’apesanteur sur une terre disloquée par la catégorisation systématique et l’ethnicisme.
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Les textes évoquent, nous l’avons vu, les différentes formes de colonisation vécues par l’île. Revenant sur la domination occidentale, ils s’attardent également sur celle qu’exerçaient les ethnies dirigeantes du temps des royaumes. Les principes en vigueur dans les deux cas sont identiques : la catégorisation des groupes humains en fonction de leur phénotype et de leur origine est systématique. Tant chez les Européens que chez les natifs, des cantonnements s’expriment par ce que J.-L. Bonniol appelle une « ligne de couleur [14]  J.-L. Bonniol, « Le métissage entre social et biologique »,... [14] […] prolongée jusqu’à l’infini », établissant un partage sans faille entre le groupe dominant et les autres, et séparant leurs descendances respectives. Les catégorisations passées sont restées opératoires. Intériorisées par le corps social, elles s’y sont non seulement maintenues mais développées. Les textes mettent en exergue une communication difficile entre les ethnies différentes. De la méfiance et des quolibets qui accueillent Ranja dans l’Ouest, à la facilité avec laquelle les villageois le laissent condamner à mort, en passant par la peur exacerbée d’une guerre tribale, lorsque l’incendie du palais de la reine relaté par L’Arbre anthropophage est attribué aux « Noirs descendants d’esclaves » ou aux « peuplades crépues des côtes », l’éventail qui nous est dévoilé va du préjugé et de la méfiance, au mépris et à la haine. Sur une terre disloquée, le lien à l’insularité d’un natif réduit à son taux de mélanine apparaît comme une méconnaissance de soi : un rejet de ses origines mêlées. À cette violence identitaire, vient se joindre celle du masque dont traite F. Fanon.
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En s’attardant sur les soirées mondaines ou les salons de thé cossus de Tananarive, les textes mettent en exergue le mimétisme auquel s’adonnent « les nantis ». Soumise au confort et au luxe d’apparence de l’héritage colonial, l’île ainsi décrite frôle la misère et, dans ses voitures luxueuses, se meut à la surface de l’être et ne la voit pas. Son identité se dévoile phagocytée, refoulée. Croyant fonctionner en liberté d’action et de décision, elle se découvre sous tutelle et prolonge l’inexistence de ses pères, leur soumission aux modèles venus d’ailleurs. À cette absence à soi, se joint l’horizon bouché des démunis, pour faire de l’existence insulaire une demi-vie : l’îlien représenté n’a aucune marge de manœuvre et agit selon une logique de perte, de dilution. Sorte d’avatar du Sisyphe camusien, il « s’emplo[ie] à ne rien achever » [15]  Albert Camus, Le mythe de Sisyphe, op. cit., p. 16... [15] et connaît toute la misère de sa condition. La terre natale se fait lieu de l’absence d’initiative et de l’improductivité. La vacuité qui y règne est, entre autres, signifiée par les regards que croise Tiana au-dessus des immondices : des femmes, des enfants et des vieillards fouillent jour après jour, avec un crochet de fer, pour y trouver de quoi survivre.
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De façon sporadique, l’insulaire tente de briser cette gangue d’inexistence par une montée de violence pulsionnelle. Les foules représentées s’acharnent sur des prostituées, des mendiants ou des voleurs. Leurs déchaînements apparaissent comme la seule manifestation possible, la montée d’adrénaline dont l’insulaire a besoin pour se prouver qu’il est vivant. Ces sursauts se font réplique négative de ce « bond de l’humain » qui, selon P. Chamoiseau, poussait l’esclave à se révolter. « La décharge », explique-t-il [16]  Entretien avec Patrick Chamoiseau relaté par Delphine... [16]  :
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c’est le fait que l’esclave soit complètement anéanti dans son humanité
[…]. Quand […] l’humanité revient, le désir de refuser cela, il […] n’[a] pas
les concepts. […] C’est […] une pulsion. [Il] refuse ça […], violemment,
émotionnellement, complètement […] ! » C’est le moment […], le lieu du
passage à l’acte, c’est ça […], la décharge. […] le bond de l’humain.
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Le corps représenté est, lui aussi, soumis à une logique de perte. Dans une ambiance mortifère, il se fait mise en abyme de l’île et apparaît comme un lieu inhabitable. Décrit comme un stigmate, il apparaît tour à tour abîmé, violenté ou décomposé. Roué de coups, tailladé ou déliquescent dans Lucarne, il finit dévoré par des chiens dans Henoÿ et se laisse lire comme une image contemporaine des meurtrissures imposées hier aux corps d’esclaves. L’insularité s’y déchiffre en termes d’amenuisement. Comme celui de Naivo, dont Lalana s’appesantit sur le rabougrissement, le corps miné se laisse entrevoir comme un miroir du mal de l’insulaire, de son identité tronquée. Palimpseste d’écorchures, il se fait résumé de l’histoire prédatrice de l’île. Il lui semble difficile de rester sain ou entier, habitable, tout comme il s’avère impossible pour l’individu de s’y sentir complet.
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L’îlien nous est en effet montré dans une solitude et une béance essentielles. Chaque personnage a perdu ou est sur le point de perdre son alter ego et se présente incomplet, comme ce narrateur de Raharimanana qui, après avoir « perdu son amour », est devenu « un être étrange […] traçant sa tristesse sur tous les sillons ». Comme Naivo lorsqu’il songe à Rivo et au sida, chacun des protagonistes ressent une « béance terrible, [une] part de lui-même arrachée, qui […] part[…] avec l’autre ». Quête éperdue de la mémoire et des traces laissées par l’alter ego, leur parcours apparaît comme la quête d’un moi incomplet, allant jusqu’à l’ingestion du cadavre de l’autre pour combler son propre vide. « Tu n’auras de tombe que mon ventre », promet le narrateur à Nour, avant que Konantitra n’en dissolve les restes et les lui fasse avaler. Hanté par la perte, chacun des protagonistes l’est également par le passé. Les légendes de l’île leur reviennent en tête comme une obsession. Nous avons évoqué Dziny, ce refrain entêtant repris par Nour, 1947 : les ancêtres qui, entre rêves et délires, appellent Rivo sans arrêt, s’en font un écho. Les textes reviennent de façon continue sur les motifs de l’aïeul et du revenant. Cette omniprésence tend à mettre l’accent sur une in-quiétude : une béance généalogique.
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À demi vivant, ressassant son incomplétude sur une terre dont la matérialité se délite, hanté par les ombres, l’insulaire apparaît lui-même aussi comme un spectre. Nous l’avons vu, le ressassement fait signe. Une récapitulation s’impose donc, puisque les éléments analysés jusqu’ici semblent s’ajouter et, par leur réitération, nous indiquer une direction. Dans la Mémoire saturée, R. Robin affirme que :
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le spectral, le fantomal, le revenant […] connot[e]nt les retours du refoulé, mais aussi toutes les bifurcations, les voies non empruntées par l’histoire, […] étouffées. [Il est] le passé ouvert dans ce qu’il a encore à nous dire, [de] l’inscription de sa perte, [sa] trace. [17]  Régine Robin, La Mémoire saturée, op. cit., p. 56. [17]
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L’île figée et son histoire répétitive nous sont apparues comme une malédiction. Le corps insulaire stigmatisé se laisse lire comme la marque d’un destin mauvais gravé dans la chair. Les rites sont représentés vidés, désacralisés. La vacuité représentée sur l’île semble indiquer que les pouvoirs divins n’y ont pas cours, que leurs détenteurs l’ont désertée. À plusieurs reprises, Lalana souligne que, malgré ses prières, Naivo est contraint à une survie médiocre. Le narrateur de Nour, 1947, parle, lui, de « cette île où tout dieu est impuissant. » Lorsqu’il s’attarde sur les conditions dans lesquelles les esclaves furent placés lors de leur transbordement, Raharimanana souligne qu’ils furent, par la distance, le roulis infernal et les conditions inhumaines du voyage, contraints d’oublier leurs langues, rites et dieux. C’est déshumanisés qu’ils nous sont montrés lors de leur arrivée sur l’île.
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Le ressassement de l’exil ; les retours insistants sur le passé de l’île ; l’omniprésence des figures ancestrales ; l’effort que les textes eux-mêmes constituent, à travers Dziny et les diverses filles de l’eau, d’une recréation de mythes : tout dans les textes, souligne l’absence d’assises mythologiques de la Grande Île. Si malédiction il y a sur ses terres, elle semble imputable à l’absence d’ancêtres, à l’occultation du massacre des premiers autochtones, à l’oubli des masques primordiaux et des dieux, noyés en pleine mer ou restés sur la rive antérieure. S’ajoutant à l’exil, la mémoire insulaire tronquée apparaît comme une violence de plus, un palimpseste de blessures assénées.
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« L’oubli, rien que l’oubli », répètent les narrateurs. Jouant son rôle de révélateur, le ressassement opéré par les textes va plus loin. Désignée comme une phase supplémentaire de l’évidement de l’être insulaire orchestré depuis l’origine, la mémoire raturée de ce dernier se voit assénée au lecteur, sous ses différentes formes : les textes s’attardent sur l’amnésie naturelle et sur tous les fady, les « tabous » en vigueur sur l’île. L’Arbre anthropophage raconte les interdictions qui pesaient sur l’écriture dont se servaient les ancêtres : réservée à un usage magique et religieux, elle a longtemps été et reste interdite à la vulgarisation. Les auteurs reviennent sur une histoire [18]  Au sens de discours sur le passé. [18] qui n’a voulu se souvenir que des vainqueurs et a occulté des pans entiers de passé. Parallèlement, en revisitant le ventre des navires esclavagistes, le temps des Vazimba et celui des royaumes, les auteurs tentent de restituer les phases marquantes de l’effacement mémoriel.
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Si l’on revient de nouveau à son étymologie, le ressassement apparaît comme un processus d’affinage et d’élaboration. Il traduit une volonté de précision. Ressasser, nous dit Littré, c’est « sasser de nouveau », c’est mêler et passer au sas, comme on le fait pour épurer la farine ou le plâtre. Au figuré, « sasser » signifie « examiner et discuter » ; le XIXe siècle parlait de « passer les choses au gros sas ». Ressasser signifie donc refuser de procéder ainsi, refuser de traiter l’objet ressassé grossièrement, avec désinvolture. « Ressasser », poursuit Littré, c’est « examiner à plusieurs reprises » ; cette dynamique est soulignée par Heidegger dans Être et temps, lorsqu’il décompose l’allemand wiederholen, « répéter », en wieder-holen : « aller chercher de nouveau ». Le texte, nous l’avons dit, se fait sas. Il se veut le filtre par lequel passent et repassent les différentes blessures assénées à la mémoire insulaire, afin de les rendre plus claires. Désignée comme la cause du mal de l’île et de son natif, cette mémoire abîmée provoque, selon le mécanisme analysé plus haut, un bégaiement de l’écriture. En en répétant le motif indépassable, le ressassement tente d’en résoudre l’énigme et de libérer, une page après l’autre, une mémoire enfouie, qui émerge et fait sens. Chaque occurrence installe entre l’énonciation et son objet, l’épaisseur des actualisations antérieures et toutes les médiations qu’elles induisent.
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Chaque répétition […] entraîne une élaboration nouvelle, une différence
due à l’aspect conjectural de l’interprétation et, nécessairement, une
déformation,
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constate André Green [19]  André Green, « Répétition, différence, réplication »,... [19] en commentant des textes de Freud. Le fait d’ajouter un élément ressassé aux autres, a libéré un sens nouveau. Chaque occurrence permet donc l’émergence d’un sens plus éclairant. Traversée des apparences, le ressassement apparaît comme un processus mélioratif. Effort tendu vers le devenir d’un texte ressourcé par lui-même, il est une dynamique, une herméneutique en acte au cours de l’écriture, et de la lecture.
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« Nous ne sommes qu’écorce détachée du tronc, Anéantis, misérables et minés », chante la grand-mère de Tiana, dans Henoÿ : fragments en écorce : loin d’être, comme ce devrait, une résurgence du passé, la mémoire qui, selon le mot de D. Maragnès [20]  Daniel Maragnès, « L’identité et le désastre. Origine... [20] , « au plus ancien, au plus proche, au plus récent, constitue chacun » apparaît ici de l’ordre de la quête, de la reconstruction nécessaire, de l’à-venir. L’insulaire est dévoilé démuni, comme les esclaves débarqués sur les rivages malgaches dans l’Arbre anthropophage. La mémoire insulaire se révèle énucléée, constituée de traces désagrégées, de lambeaux d’Histoire minés comme le corps humain. Tandis que leur entourage illustre et entretient, au cœur des textes, le mal-être et la béance insulaires, les narrateurs tourmentés par leur surconscience du problème, sont chargés de faire bégayer les récits et de pointer du doigt la gravité et les causes de « l’Intranquillité » [21]  Traduisant le portugais desassossego, « inquiétude,... [21] qui règne sur l’île. Le « mal » dont souffre l’insulaire se révèle manque de fondation(s).
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« Créant des mythes nouveaux […], nous avons fermé les yeux sur nos origines […] », psalmodient les narrateurs de Raharimanana. Revenant sur l’oubli des origines et soulignant la création, par la société insulaire, d’artefacts mythiques qui lui (re)créent des origines divines et la rassurent [22]  Dans les mythes fondateurs, le territoire est donné... [22] sur son bon droit à occuper l’île, les textes nous en font entrevoir le caractère illégitime. Une autre forme de mutilation de l’être s’ajoute à l’oubli : l’absence de fondation. L’île a été fondée par d’autres, dont il ne demeure rien, à part une image mythifiée par la mémoire populaire. Les premières strates de « maîtres des terres », nous l’avons vu, ont été reniées ou oubliées. Leurs cargaisons humaines, elles, sont arrivées exsangues sur l’île. Daniel Maragnès [23]  Daniel Maragnès, Portulan. Mémoire juive, mémoire nègre.... [23] affirme :
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Il ne faut pas considérer l’esclavage comme un événement dont les conséquences seraient simplement sinistres. […] Il n’est pas […] le moment de l’histoire d’une communauté, mais sa fondation même.
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En insistant sur la déconstruction vécue par une grande partie des ancêtres dans les cales de navires, sur leur arrivée hébétée en terre malgache, les textes signalent l’absence de fondation, de geste positif qui constitue véritablement leurs fils en communauté. Le peuple de la Grande Île apparaît comme le fruit d’une violence qui l’a toujours déjà dépossédé de lui-même. Spolié de tout ce qui constitue l’assise de l’être, l’insulaire nous est montré inapte à former un « nous » légitime et solidaire, incapable d’intérioriser une histoire écrite par d’autres. Sa mémoire est raturée et son être a été instauré par d’autres. Le peuple est présenté dans son impossibilité structurelle. Il ne peut « se tenir […] debout » d’un point de vue anthropologique. Les textes mettent donc en avant une existence insulaire avérée, certes, mais fondamentalement impossible, puisqu’en tout point précaire et fantômale. En mettant l’accent sur son manque d’enracinement, M. Rakotoson et Raharimanana signalent également son absence de liberté, puisque l’étymologie nous apprend que « libre » et « enraciné » dérivent du même terme. Dans Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, Benveniste souligne en effet que :
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Le grec « eleutheros » et le latin « liberi », [qui]désign[e]nt l’homme libre
par rapport à l’esclave, prennent racine dans le mot […] « (e)leudheros »,
qui évoque l’idée d’une croissance à partir d’une souche.
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Une origine à (re)créer, un être sapé : le statut de l’insulaire est mis à nu dans toute sa fragilité. Déshumanisé, projeté et maintenu hors sol et hors soi par l’histoire et par lui-même, incapable d’imaginer que l’histoire pourrait tendre vers une fin, il est seulement, sans base et sans but, et s’en contente mal. Les images de la précarité et de la vacuité ressassées par les textes, l’apesanteur dans laquelle se meut l’insulaire, le malaise qui sourd du lieu natal, se donnent comme les signes d’une impuissance qui est moins historique qu’induite par un accès impossible à cette Histoire. Le passé oblitéré ne peut plus se dire que par hypothèse, (re)création artistique. « L’intranquillité », dont le ressassement se fait le signe, apparaît comme une tension entre la volonté d’un avoir historique impossible et son repoussoir : le « mal » d’histoire, à la fois désir et conscience d’un effort à faire vers cette histoire pour la (ré)écrire. L’insulaire dévoilé est bien au-delà de l’affirmation de J.-P. Millecam. L’Histoire tient, certes, une place importante, dans le « mal » révélé par le ressassement, elle n’est cependant pas l’unique responsable. L’insulaire malgache représenté « saigne » surtout du fait que sa mémoire a été énucléée. Il « saigne » de son identité amputée.
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L’écriture se voit ainsi ressourcée, enrichie. Loin d’épuiser le dit, le ressassement en réactive les potentialités inaccomplies, les connexions incertaines, les liaisons logiques ou analogiques inaperçues.
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Les vérités de l’humain n’éclatent pas […] dans la fulguration crispée, mais s’évaluent par la redite, l’approximation difficile, chaque fois recommencée, d’une théorie d’évidences […] dont la conscience refuserait ici et là les leçons,
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déclare É. Glissant dans L’Intention Poétique. Se disant en tentatives successives d’approche du réel, en retours sur des fragments d’histoire et de textes, en traces emmêlées à revisiter, morcelant et diffractant donc plus qu’il ne construit, le ressassement se donne à lire comme une nouvelle rhétorique qui intervient, dans les écritures malgaches émergentes d’expression française, au rebours de toute pensée systématisante. La vérité de l’île a été raturée ; les outils d’analyse habituels semblent ne pas pouvoir rendre compte de cette réalité insulaire à peine aperçue. De nouveaux procédés s’avèrent donc indispensables. Au rebours des techniques d’investigation courantes, synonymes de cadrage, d’organisation de la pensée, de concision et de construction, le ressassement veut opérer par induction, se faire tentative de compréhension et de (ré)appropriation du réel par l’essai répété. Empruntant à l’oralité — les liens entre l’oralité et la répétition sont évidents —, il veut construire lalana, un « chemin », à tâtons, vers l’île. Il révèle ainsi une « route » autre que commune vers le lieu natal : un détour.
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Par l’exposition de l’oubli multiforme, obstacle à une perception constructive de l’île et de soi, le ressassement, outil de la quête identitaire, travaille au corollaire de cette dernière et se fait thérapie. En s’appesantissant sur la suite sans fond de spoliations, en revenant sur les fractures et le malaise qui en résultent, le ressassement veut aboutir à une catharsis. L’écrivain tente de révéler à l’insulaire l’existence de son mal, ses causes et leur caractère mortifère. Ses textes veulent lui faire admettre la nécessité d’un regard rétrospectif et lucide, l’urgence d’une remontée du passé à la conscience claire et de l’acceptation d’un manque fondamental à assumer. Nous songeons aux mots d’É. Glissant [24]  É. Glissant est cité par Diva Barbaro Damato, « La... [24]  :
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Ces propositions doivent être répétées, […] abordé[es] par tous les chemins possibles […], jusqu’à ce qu’elles soient au moins entendues.
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Le ressassement se fait tentative de montrer au lecteur ce qui n’est pas perceptible immédiatement, jusqu’à ce qu’il l’« entende » ; jusqu’à ce que le lecteur autre que natif apprenne l’île autrement ; et jusqu’à ce que l’insulaire s’installe dans la conscience de la nécessité de faire de sa terre natale un territoire au sens anthropologique du terme, en y agrégeant un peuple et une culture ; afin que cesse l’errance. Dans la recherche inquiète d’un sol d’implantation pour une communauté en mal d’ancrage, les textes étudiés placent en effet l’insulaire dans une problématique du lien et du lieu, de l’espace et de l’identité. En démontrant que la coupure de l’homme avec son sol représente le même handicap que sa coupure avec l’histoire ; en mettant en avant le besoin éprouvé par les personnages de se plonger dans l’île, d’en reprendre lalana, la « route », le « chemin », les textes insistent sur le rôle prépondérant de la terre, dans la (re)construction de soi. À mesure que le récit défile et que l’Histoire et les histoires y prennent corps, l’insulaire se (ré)approprie l’espace et (re)tisse son lien au lieu, même si cette rédemption semble parfois paradoxale. Après avoir vu un cadavre se faire déchiqueter par des chiens, Tiana se fait aider par la population de la décharge et l’enterre. Durant la veillée, il regarde autour de lui et se sent mieux. Naivo voit son ami englouti par les vagues et se tourne vers l’horizon. Les textes de Raharimanana se terminent eux aussi grands ouverts. À la fin du parcours, la plupart des narrateurs peuvent néanmoins faire leurs les sensations de Tiana dans Henoÿ : fragments en écorce et « […] s’accept[er] rivé […] à cette terre et à cette histoire qui était la [leur] ». Chaque protagoniste a en effet éprouvé sa terre natale. Il a appris à la connaître et peut commencer à l’assumer.
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Semblant vouloir puiser dans le tellurique et l’élémentaire et emprunter au vent et à la mer le continu persistant et régulier de son souffle, les flux et les reflux de son acharnement à faire retour, le ressassement insiste enfin sur la réappropriation la plus importante du lieu natal. Les paysages [25]  Ce terme désigne ici le cadre général, aussi bien l’environnement... [25] représentés délivrent des renseignements concrets sur le présent et le passé de l’île, empilés sur le lieu. Si les images traductrices du renoncement de l’insulaire à sa terre sont extrêmement nombreuses — l’odeur de putréfaction qui saisit la gorge en ville, la décrépitude et la dégénérescence des lieux, le dessèchement des villages rencontrés… —, force nous est également de noter les constantes pauses qu’effectuent les personnages sur des lieux empreints d’Histoire, qui sont autant de prétextes au récit de pans de passé. Le lac Amparihibé, dans Henoÿ : fragments en écorce, se révèle gardien des entrailles princières. L’horizon que fixent Naivo et Rivo, à la fin de Lalana, se souvient des ancêtres, « […] venus de par-là ». La route suivie par les deux jeunes hommes évoque, elle, la dernière reine de l’île, son trajet jusqu’à la mer et l’exil en Algérie. Les exemples abondent. Le ressassement de la terre malgache et de ses composantes en souligne le caractère protecteur et didactique. Si l’homme échoue à y déceler les traces d’histoire, le paysage se dévoile comme un champ de force qui a su capter et garder un passé auquel il a servi de cadre. Le lieu natal apparaît comme un archiviste consciencieux. Forme de persistance mémorielle, ses éléments se révèlent échos à écouter et à interpréter. Ils sont une base de travail, composée de strates multiples à éplucher, lisibles pour qui sait ou veut en prendre conscience. En proposant la terre au lecteur, l’écriture impose le lieu natal et fait admettre son rôle dans le vécu et l’imaginaire insulaires. Elle s’en fait également, et peut-être surtout la gardienne. Comme une réponse à la béance de l’îlien, la littérature se fait mémoire fictionnelle du lieu natal, passeuse d’histoire. Parole démiurgique, en en revisitant les paysages, la toponymie, elle tente de (re)créer l’île, et de la donner en la nommant. Parole vivante mue par le désir de « tout transcrire […]. Ne rien omettre […]. Scander à ne plus finir. », le ressassement qu’opèrent M. Rakotoson et Raharimanana veut agir sur la matière : sur la terre natale et son histoire béante, en la (re)mettant au monde et en la (ré)inventant ; sur l’esprit et le cœur. En les y fixant.

Corpus

  • RAHARIMANANA, Jean-Luc, Lucarne, Paris, Le Serpent à Plumes, 1999.
  • —, Nour, 1947, Paris, Le Serpent à Plumes, 2001.
  • —, L’Arbre Anthropophage, Paris, Éditions Joëlle Losfeld, 2004.
  • RAKOTOSON, Michèle, Le Bain des reliques, Paris, Karthala, 1988.
  • —, Henoÿ : fragments en écorce, Paris, Éditions Luce Wilquin, 1998.
  • —, Lalana, Paris, Éditions de l’aube, 2002.

Notes

[1]
Il s’agit ici, bien entendu, d’un instrument descriptif, qui n’implique aucune nuance péjorative.
[2]
Diva Barbaro Damato, « La répétition dans les essais d’Édouard Glissant, dans Poétiques d’Édouard Glissant, textes réunis par Jacques Chevrier, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 1998, p. 150. de Littérature comparée
[3]
Voir à ce propos M. Marson, « Madagascar ou l’insularité paradoxale », Revue Notre Librairie, n° 143, Janvier-Mars 2001, p 62-69.
[4]
Selon Édouard Glissant, « Métissage et Créolisation », dans Discours sur le métissage, Identités métisses, Sylvie Kandé (dir.), Paris, L’Harmattan, 1999, p. 47-53, la créolisation est « l’action par laquelle, sous l’emprise d[e] colonisation[s], des cultures hétérogènes, soit dominantes, soit dominées, sont entrées en phase de synthèse et, par tout un jeu de répulsion et […]d’attraction, […]a donné jour à une nouvelle sorte de réalité. »
[5]
Régine Robin, La Mémoire saturée, Paris, Stock, 2003, p. 38.
[6]
C’est à dessein que nous employons et soulignons ce terme marin, qui introduit l’idée de flottaison et de déplacement, pour tenter de définir le parcours de l’île rouge et de son natif.
[7]
Daniel Widlöcher, Le ralentissement dépressif, Paris, PUF, 1983, p. 9.
[8]
« Cinq questions à Jean-Pierre Millecam », Vision 90, n° 7, octobre 1990, cité par A. Douaire dans Contrechamps tragiques, Paris, PUPS, 2005, p. 11.
[9]
« […] un sentiment [qui] frappe […] à la face […], dans un univers […] privé d’illusions. [Devant] le divorce entre l’homme et sa vie, […], le caractère insensé d[u] quotidien […] et l’inutilité de la souffrance, [on] se sent un étranger. » Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe, Paris, Gallimard, Idées, 1942, p. 163-168.
[10]
Jacques Chevrier, Littérature Nègre, Paris, Armand Colin, rééd. 1990, p. 115.
[11]
Edmond Jabès, Le Livre des marges, Paris, Le livre de poche, biblio-essais, 1987, p. 183.
[12]
Mot de S. Beckett dans L’Innommable, Paris, Éditions de Minuit, 1953, p. 205 : « le texte, c’est mon parloir. »
[13]
Jacques Derrida, Mal d’archive, Paris, Galilée, 1995, p. 142.
[14]
J.-L. Bonniol, « Le métissage entre social et biologique », Discours sur le Métissage, identités métisses, sous la direction de S. Kandé, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 65.
[15]
Albert Camus, Le mythe de Sisyphe, op. cit., p. 163-168.
[16]
Entretien avec Patrick Chamoiseau relaté par Delphine Perret dans La Créolité, espace de création, 2001, Ibis rouge, Martinique, p. 279.
[17]
Régine Robin, La Mémoire saturée, op. cit., p. 56.
[18]
Au sens de discours sur le passé.
[19]
André Green, « Répétition, différence, réplication », Revue Française de Psychanalyse, n° 3,1970, p. 471-472.
[20]
Daniel Maragnès, « L’identité et le désastre. Origine et fondation », Portulan, Mémoire juive, mémoire nègre, deux figures du destin, p. 274.
[21]
Traduisant le portugais desassossego, « inquiétude, agitation, trouble », ce terme indique le manque de sossego, de « repos », de « tranquillité », de « calme ». de « paix ». Fernando Pessoa élargit les frontières du concept, et lui donne la signification d’« ennui, trouble, anxiété, malaise, peine, décalage par rapport à la vie normale ». Il est en outre intéressant de noter que sossego vient du latin sessitare, forme fréquentative de sedere : « se tenir assis », dont procède l’« être », le ser portugais : « Ces affinités laissent déjà entrevoir la part d’inquiétude ontologique qui caractérise “l’intranquillité” », souligne Régis Salado dans « Encore un pas sur l’échelle de la dépersonnalisation… Le lyrisme critique de Fernando Pessoa », Revue de Littératures française et comparée, n° 9,1997, p. 299.
[22]
Dans les mythes fondateurs, le territoire est donné à un peuple choisi par les dieux et se transmet en possession légitime à leurs descendants.
[23]
Daniel Maragnès, Portulan. Mémoire juive, mémoire nègre. Deux figures du destin, op. cit., p. 273.
[24]
É. Glissant est cité par Diva Barbaro Damato, « La répétition dans les essais d’É. Glissant », Poétiques d’É. Glissant, op. cit., p. 149.
[25]
Ce terme désigne ici le cadre général, aussi bien l’environnement géographique qu’historique, social et langagier.

Résumé

Français
Chez M. Rakotoson et J.-L. Raharimanana, le ressassement apparaît comme la seule forme apte à dire une île cruelle, née d’une histoire prédatrice qui se répète depuis l’origine. Exhibant l’effort, la progression, le procédé n’est pas un figement de l’écriture : repassant l’île, l’obsession, par le sas de l’écriture, les textes en font une dynamique de recherche. Dévoilant un mal insulaire profond, enfoui et « insu », le ressassement se fait traversée des apparences, signal et essai de thérapie.
English
Michèle Rakotoson and Jean-Luc Raharimanana: How to tell the native island through reiteration For M. Rakotoson and J.-L. Raharimanana, reiteration appears as the only way to tell a cruel island born from a predatory history which repeats itself since the origins. Making the effort and the progression manifest, this device is more than a petrifaction of writing: sifting the obsessive island throught the sieve of writing, the texts make it a research dynamic. Revealing the buried and unknovvn islander’s deep failure, reiteration goes beyond appearances. It is a sign and an attempt at therapy.

Plan de l'article

  1. Ressasser la clôture et le figement : la malédiction de l’île et de son écriture
  2. Un phare allumé : le ressassement, révélateur du « mal » d’île
  3. Le ressassement, une herméneutique et un essai de thérapie

Pour citer cet article

MARSON Magali Nirina, « Michèle Rakotoson et Jean-Luc Raharimanana : Dire l'île natale par le ressassement », Revue de littérature comparée 2/ 2006 (no 318), p. 153-171
URL : www.cairn.info/revue-de-litterature-comparee-2006-2-page-153.htm.

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