mardi 24 septembre 2013

Yannick Haenel Haenel "Les Renards pâles"

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LE MONDE DES LIVRES | • Mis à jour le | Par
Yannick Haenel à Paris.
Les révolutionnaires font la chasse aux fantômes. Ils moquent les rebelles qui se prennent pour des revenants et qui confondent l'insurrection des vivants avec la résurrection des morts. Dès 1852, Marx avait cru trancher la question. Raillant la Révolution française, qui se drapa dans l'héroïsme antique, comme celle de 1848, qui parodia 1789, le père du socialisme scientifique avait affirmé que la révolution devait rompre avec l'attrait des cimetières et renoncer à "tirer sa poésie du passé".

Dans son sillage, et jusqu'à aujourd'hui, beaucoup de progressistes ont considéré que, pour bâtir un monde nouveau, il fallait échapper aux mauvais esprits de l'ancien, et donc à "la tradition de toutes les générations mortes". Toutefois, une autre voie s'est maintenue, minoritaire et souterraine, qui considère la fréquentation des spectres comme le préalable à toute émancipation, et la hantise comme la révolte même.
Les Renards pâles de Yannick Haenel rôdent en ces parages-là. Ces anarchistes opèrent à Paris sous des masques africains. Ils ont inventé toutes sortes de rituels funèbres visant à conjurer l'envoûtement du capitalisme, les sortilèges de la marchandise, les malédictions de la surveillance et de l'identité. Ces rituels sont autant de défis au monde tel qu'il est, autant d'ouvertures vers l'existence telle qu'elle pourrait se déployer. Les Renards pâles exercent leur magie noire dans les cimetières, de préférence au Père-Lachaise, devant le mur des Fédérés, où souffle encore l'esprit de la Commune. Là, ils accueillent un nouveau compagnon, ils pleurent un autre, disparu. Surtout, ils en sont persuadés, c'est de ces tombes que le grand soulèvement partira, consacrant le retour des morts, la rédemption des vaincus : "On dit que le monde est hanté. Non : il revient, et ce retour incessant transporte avec lui des noms. Réveiller les noms des morts est déjà une déclaration de guerre."
UN VIDE MENAÇANT ET JOYEUX
Qui va là ? Qui parle ? Le narrateur des Renards pâles, comme souvent chez Haenel, s'appelle Jean Deichel. Il a 43 ans et vit dans sa voiture, une Renault 18 break. Il s'est peu à peu soustrait aux contraintes de la vie sociale pour s'installer dans un vide menaçant et joyeux, éclairé par la petite lumière bleue qui s'allume quand il ouvre la boîte à gants : "Est-ce que ça étouffe ? Est-ce que ça délivre ? Les deux : c'est comme si vous tombiez dans un trou et que ce trou vous portait." La liberté comme décision, la solitude pour seule noblesse. Séduit par l'abîme, pressé de voir le chaos triompher, Jean Deichel attend. Mais son attente est active.
Quand on lui demande pour qui il a voté à l'élection présidentielle, il répond sans hésiter : pour Max Stirner. Ce nom est à lui seul un maléfice. Mort en 1856, à l'âge de 50 ans, l'anarchiste Max Stirner voyait des fantômes partout. Ainsi nommait-il les idées abstraites, religieuses mais aussi humanistes ou socialistes, qui empêchent l'individu de s'épanouir librement. "Fantômes dans tous les coins !", résumait l'auteur de L'Unique et sa propriété, qui haïssait la société et prônait l'association des égoïsmes. Marx fut obsédé par cette âme damnée, ce faux frère individualiste. Il consacra des centaines de pages à tenter de l'exorciser. Peine perdue.
En invoquant Stirner, Haenel ravive les braises d'un incendie libertaire que le marxisme avait longtemps étouffé, et qui connaît aujourd'hui un retour de flamme. La voix qui habite Les Renards pâles a d'ailleurs les accents de la prose stirnerienne : même puissance incantatoire, même ironie prophétique, même extase ravageuse. Ici, la politique révolutionnaire coïncide avec une poésie nihiliste dont la destruction est l'acte inaugural. Elle vampe, saccage, jouit. Et d'abord elle manifeste.



Une illustration de Gilles Rapaport pour "Les Renards pâles" de Yannick Haenel.
Tout sauf le statu quo : ce que raconte Yannick Haenel, c'est l'histoire d'une mise en mouvement, depuis la colère immobile d'un homme reclus dans sa R18 jusqu'à l'émeute finale, à l'air libre, qui embrase la capitale. Entre-temps, Jean Deichel aura trouvé le chemin des Renards pâles, et ce ralliement prend la forme d'une marche possédée qui donne lieu aux passages les plus saisissants du roman. Comme ces instants de compagnonnage avec un chien en sang, dont le narrateur escorte l'agonie à travers le 20e arrondissement de Paris. Ou ce moment de rencontre entre Deichel et l'étrange créature qui lui présentera les activistes des Renards pâles, une affranchie surnommée la "Reine de Pologne" : un matin d'été, tandis qu'il se baigne à la piscine des Tourelles (lieu de sa toilette quotidienne), Deichel aperçoit une femme qui fait des longueurs, elle aussi, mais en dehors du bassin, déambulant tout autour avant d'y lancer un livre rouge – La Guerre civile en France, de Marx. Quelques jours plus tard, on retrouvera Deichel et sa Reine, rampant et se chevauchant sur la tombe d'un communard, au coeur du Père-Lachaise...
Comme chez le philosophe Walter Benjamin (1892-1940), que Yannick Haenel cite en exergue de son livre, la flânerie engage ici un geste politique. Contrairement aux avant-gardes qui se jettent vers l'avenir en tournant le dos au vieux monde, cependant, les Renards pâles choisissent une fuite en arrière : leur procession endeuillée se fait à reculons, en brûlant ses papiers, selon un rituel halluciné qui fait vaciller l'ordre policier comme la raison politique. Toute la fin des Renards pâles est dévolue à cette insurrection lentement impatiente, dont Haenel se garde bien de décrire les suites. Evitant la question posée par toute explosion révolutionnaire (et quoi demain ?), l'écrivain préfère se cramponner à ce moment sauvage où les conjurés de Tarnac donneraient la main aux émeutiers de Trappes, dans un salut fraternel aux communards d'hier et aux sans-papiers d'aujourd'hui.
NTM, DJ STIRNER ET MC DERRIDA
Les pages qui restituent l'universel grabuge sont à la fois superbes et déroutantes. Le narrateur y abandonne toute distance. Et assène des slogans mastocs, où la société se trouve réduite au mal, la République au pire, la démocratie à rien. Voilà un signe des temps : un peu comme les "Veilleurs" de La Manif pour tous, les "deuilleurs" d'Haenel ne voient aucune différence entre la vie sous François Hollande et la mort sous Vladimir Poutine ou Bachar Al-Assad. Dans leur bouche, on croirait entendre le refrain de NTM ("Mais qu'est-ce qu'on attend pour foutre le feu ?") remixé par DJ Stirner et MC Derrida.
Et pourtant, l'essentiel est préservé, car il se trouve ailleurs. Les Renards pâles n'est pas un traité politique, mais un texte au charme hypnotisant, qui s'émancipe des références théoriques et porte une histoire bouleversante, une voix sublime. Aux révolutionnaires qui se prennent pour des revenants, Marx reproche de tirer leur poésie du passé, on l'a dit, mais aussi de tenir un discours où "la phrase déborde le contenu". Le coup de force de Yannick Haenel consiste à retourner ces deux griefs et à y puiser toute la beauté du livre. A l'instant même où son contenu militant peut sembler fantomatique, il est débordé par une phrase qui répond du passé et de la prose, des morts et des mots, jusqu'à faire des Renards pâles le roman le plus envoûtant de cette rentrée.
Les Renards pâles, de Yannick Haenel, Gallimard, "L'Infini", 192p., 16,90 €.
Extrait "Je vivais avec des voix, des éblouissements, des soifs, du manque. J'avais faim d'un seul coup, en claquant la portière de la voiture ; il me semblait alors que je tombais d'une falaise. Je me traînais jusqu'au bas de la rue, et j'entrais aux Cent Merveilles, un traiteur chinois où Monsieur Krim me servait mon repas ; j'avais un accord avec lui : en échange d'un menu vapeur quotidien, je donnais des leçons à sa fille Luli, qui préparait l'oral du bac de français (...).
On m'avait coupé l'allocation-chômage parce que je ne m'étais pas présenté aux dernières convocations ; il aurait fallu donner la preuve de sa "bonne volonté", et sans doute n'avais-je aucune "bonne volonté" : je m'étais laissé glisser dans une errance impossible à justifier.
Il me restait juste un peu d'argent pour tenir jusqu'à la fin de l'été. Depuis que je vivais dans la voiture, je m'étais débarrassé de la manie de consommer : à part quelques cafés ou des verres de vin, le soir, dans les bars du 20e arrondissement, je n'achetais rien. J'étais vêtu chaque jour de la même façon : manteau, chemise, espadrilles. Je lisais à la bibliothèque et m'allongeais dans des parcs : ce sont les dernières activités gratuites.
Je veille sur quelque chose qui vient de loin, dont je ne connais pas le nom, et qui peut resurgir à chaque instant (...). J'avais cherché à être seul ; et, en me consacrant à ces étincelles qui, dans la solitude, ouvrent le temps, je découvrais que la solitude est politique."
Les Renards pâles, pages 82-83
Les Renards pâles, de Yannick Haenel, Gallimard, "L'Infini", 192p., 16,90 €.


Yannick Haenel: "Faire parler des instants de foudre"

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Yannick Haenel.
Lui, écrire "nous" ? A le lire depuis ses débuts, Yannick Haenel semblait l'auteur le moins susceptible d'exalter une forme d'action collective, comme il le fait dans Les Renards pâles. Si, depuis 1997 et la création, aux côtés de François Meyronnis et Frédéric Badré, de la revue Ligne de risque, il s'inscrit dans un réseau intellectuel, il s'est construit en écrivain du retrait et de la solitude. Mais d'une solitude enivrante, condition à une vie pleinement vécue et ouverte à la poésie, aux moments où "le temps se met à glisser hors de lui-même", comme il l'explique dans Le Sens du calme (Mercure de France, 2010), autoportrait de l'écrivain en homme transporté, précisant que, dans ces instants, "l'existence prend la forme d'une extase ; elle tourne sur elle-même et vous illumine" : "Pour une heure, une journée, le temps d'un éclair, vous surgissez du cadre - votre vie se dégage. Vous n'avez plus d'attaches : ni père, ni mère, ni pays - aucune identité. Vous n'appartenez plus, c'est une joie. Ecrire des livres consiste à faire parler ces instants de foudre."
Cette question du dégagement, de la non-appartenance, porte son premier livre, Les Petits Soldats (La Table ronde, 1995), surgissement d'un auteur de 28 ans, à l'écriture précise et assurée. L'apprentissage au coeur de ce roman est celui de la "désertion" que fait son narrateur au lycée militaire du Prytanée, où Haenel étudia. La désertion par le retrait, la mise à l'écart discrète, par le dialogue secret avec les livres, là où se forge "une solitude nouvelle". Celle où les phrases peuvent advenir - et le jeune narrateur se faire écrivain.
"J'ÉTAIS FOU, À L'ÉPOQUE"
Echapper à la masse, à ce qu'elle fait de chacun et de la langue qu'elle étouffe, sera le moteur des livres suivants. Introduction à la mort française (Gallimard, "L'Infini", 2001) est aussi une histoire de fuite. Aujourd'hui, Yannick Haenel plaisante à propos de ce texte et de l'exaltation qui s'y lit - "Je pense que j'étais fou, à l'époque", nous dit-il en riant. Mais Introduction à la mort française pose des jalons importants de l'oeuvre à venir. On y rencontre pour la première fois le personnage de Jean Deichel, arpentant Paris, du Panthéon au Vél' d'Hiv - en un mouvement déambulatoire qui deviendra une marque de fabrique. Après avoir erré dans cette capitale aux allures apocalyptiques, Deichel est enfermé dans un étrange lieu, la "villa Blanche", où les écrivains sont tenus sous la surveillance de "Monsieur B." et "Madame D." (pour Blanchot et Duras), maîtres du "malheur d'exister", régnant sur une littérature moutonnière et sans joie. Jean Deichel s'en évadera. Revendiquant une forme d'orgueilleuse solitude dans le paysage littéraire français, Introduction... fait de l'échappée belle le fondement d'un art poétique.
C'est à nouveau le cas dans Evoluer parmi les avalanches (Gallimard, "L'Infini", 2003). Alors qu'une amie lui enjoint de s'enfermer pour écrire, prônant avec Pascal que "tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne pas savoir demeurer en repos dans une chambre", le narrateur prend la tangente, et erre, à la recherche d'une jouissance esthétique et érotique. "Mes livres racontent en effet l'histoire d'un personnage qui sort de chez lui, commente Yannick Haenel. L'écriture commence à partir du moment où l'on sort de l'enfermement névrotique." Car la solitude n'est pas soliloque.
La même quête, faite de marche et d'extase, structure Cercle (Gallimard, "L'Infini", 2007). On y retrouve Jean Deichel occupé à "reprendre vie" en larguant toutes les amarres possibles et en flânant dans la ville, ouvert aux expériences - ce qui n'est sans doute pas étranger au fait que, cinq ans plus tôt, Yannick Haenel a lui aussi abandonné sa vie "civile", son métier de professeur de lettres, pour se consacrer à la littérature. Déambulation frénétique, recherche aux accents mystiques, qui entraîne Jean Deichel jusqu'en Pologne, Cercle, récompensé par le prix Décembre, fait découvrir Yannick Haenel, ses phrases vives, sa fièvre, à un plus large public.
"PLUS SOBRE, PLUS EXIGEANT"
Que surprend sans doute son ouvrage suivant, Jan Karski (Gallimard, "L'Infini", 2009). Un livre né du témoignage, dans le film Shoah, de Claude Lanzmann (1985), de l'ancien résistant polonais Jan Karski, qui tenta d'alerter les Alliés, et jusqu'au président américain Roosevelt, de l'extermination des juifs d'Europe, en vain. Objet d'une intense polémique - Claude Lanzmann qualifie le roman de "falsification de l'histoire" -, succès de librairie - récompensé par les prix Fnac et Interallié - Jan Karski occupe une place singulière dans l'oeuvre de son auteur. Il a pour seul point commun avec le reste de celle-ci d'être traversé par la question de la solitude - dans sa version tragique, celle du témoin que nul ne veut entendre.
Pour le reste, il s'agit d'un tournant. Jan Karski, dit même Yannick Haenel aujourd'hui, a "mis en faillite" tout ce qu'il avait écrit auparavant. Obligé, pour "[se] mettre au service d'un homme", d'"appauvrir [sa] phrase", l'écrivain a "interrompu un certain débordement d'écriture, une certaine exaltation". Il en a tiré un rapport "plus sobre" à la littérature. Plus "exigeant", aussi : "Je me satisfais moins d'une explosion purement poétique."
Jan Karski le pousse à s'interroger sur le sens de la solitude dans l'action. Son déménagement à Florence, dans un pays, l'Italie, "où la mort du politique saute aux yeux en permanence", l'encourage à fureter de ce côté-là. Le chantre de la désertion extatique se met ainsi à vouloir écrire un roman "où la solitude serait périmée". Dans Les Renards pâles, Jean Deichel, le héros glorieux de Cercle, se dissout dans la solitude et ne reprend vie que par le "nous". La résurrection - vers laquelle tendaient ses précédents romans - passe désormais par l'insurrection. L'ancien écrivain du dégagement s'interroge sur le sens de l'engagement. Et ouvre un nouveau chapitre de son travail.
Keskili? Un premier souvenir de lecture ?
C'est Barbe-Bleue, de Charles Perrault. Je me souviens surtout du moment où c'est devenu une obsession, vers 11 ans. Il y avait le sang des femmes sacrifiées, et le fait que la clé est toujours pleine de sang. J'en faisais des cauchemars, et je me demandais de quel côté de la porte je me trouvais.
Le chef-d'oeuvre méconnu que vous portez aux nues ?
Les Impardonnables, de Cristina Campo (Gallimard, 1992), que m'a fait découvrir mon ami François Meyronnis. Elle est l'un des secrets les mieux gardés de la littérature.
Le chef-d'oeuvre officiel qui vous tombe des mains ?
Je n'aime pas les romans naturalistes, alors peut-être les livres de Zola.
L'auteur avec qui vous aimeriez passer une soirée ?
J'aurais rêvé de me saouler avec Malcolm Lowry.
Le livre dont vous auriez aimé être le héros ?
L'Odyssée. On rencontre plein de femmes, on va à la guerre mais on ne se bat pas trop...
Celui qui vous réconcilie avec l'existence ?
Tout Proust.
Celui que vous offrez le plus ?
Tout autre, de François Meyronnis (Gallimard, 2012). J'en ai acheté une caisse. Il y raconte une vie comme une oblation, une offre totale à la littérature.
Un livre récent que vous avez envie de lire ?
Je suis en train de le faire : Mon prochain, de Gaëlle Obiégly (Verticales), qui paraît ces jours-ci ; je le trouve génial.
Celui que vous aimeriez lire dans sa langue ?
Finnegans Wake, de Joyce. Mais dans quelle langue exactement, ça, je n'en sais rien.
Celui que vous voudriez avoir lu avant de mourir ?
J'aimerais avoir terminé Phénoménologie de l'esprit, de Hegel.

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