mercredi 25 septembre 2013

Frédéric Beigbeder Encore lui SABINE MIRLESSE POUR " LE MONDE " 13/09

20 septembre 2013

Frédéric Beigbeder Encore lui


Frédéric Beigbeder, chez lui, à Paris, le 13 septembre.
SABINE MIRLESSE POUR " LE MONDE "
" Beig ", bientôt 50 ans et la barbe grisonnante, est toujours ce drôle de mélange, à la fois sale gosse et bourgeois bien élevé, m'as-tu-vu et pudique, hédoniste et pessimiste. Il relance " Lui ", magazine culte disparu en 1994

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La première fois que Frédéric Beigbeder est apparu à la télévision, c'était en 1979, dans l'émission " Temps X " sur TF1. Un adorable angelot à frange blonde qui répondait aux questions des deux frères Bogdanov, d'apparence encore humaine à l'époque, dans un décor de vaisseau spatial. Le jeune garçon était invité comme fan de littérature de science-fiction. " La définition de la science-fiction, pour moi, c'est une recherche prospective du possible ", déclarait sagement le petit Frédéric, 13 ans, avec une aisance incroyable qui cachait déjà des heures de répétition devant la glace.
La deuxième fois que Frédéric Beigbeder est apparu à la télévision, c'était en 1987, dans l'émission " Bains de minuit ", sur La Cinq. Une grande gigue nonchalante surgie d'une bande dessinée, très maigre, avec des yeux vert clair hallucinés, un menton proéminent et le nez qui le rejoint presque. Il était le cofondateur du Caca's, le fameux " Club des analphabètes cons mais attachants ", qui réunissait de fête en fête un tas de jeunes gens des beaux quartiers, enfants de bourges ou de bobos déjantés, friqués, branchés, rigolos et nihilistes. Au cours de l'émission, l'envie lui prit soudain de saisir la coupe de champagne posée devant lui et de la boire par l'oreille. Le champagne a dégouliné partout, Thierry Ardisson a adoré. " Beig ", 21 ans, commençait à maîtriser ce qui allait devenir son identité, son moteur, son métier : être connu.
Comme le temps passe... Frédéric Beigbeder n'est pas loin d'avoir 50 ans. Il a une barbe un peu grisonnante qui dissimule son menton pointu et, s'en réjouit-il aussi, son " goitre de pélican ". Celui qui fut l'égérie et le symptôme des années 1980, de ces années qui enterraient les " trente glorieuses ", oubliaient Mai-68, se désintéressaient de la politique après avoir élu François Mitterrand, faisaient rêver d'argent et de célébrité, ne connaissaient pas encore Internet et apprenaient à utiliser la toute-puissance du petit écran, cet hiberné-là vient de relancer Lui, le magazine culte disparu en 1994.
D'anciens jeunes des années 1980 se retrouvent à ses côtés sur papier glacé dans cette nouvelle version très chic du mensuel masculin de charme, tels des quinquas émus par leurs souvenirs. Il y a les écrivains-journalistes Patrick Besson, Marcela Iacub, Simon Liberati, Arnaud Viviant ou le chroniqueur politique Thomas Legrand. Il y aura Louis Skorecki, jadis complice de Serge Daney aux pages cinéma de Libération, dans le deuxième numéro du 3 octobre.
Directeur de la rédaction et " ménager de moins de 50 ans ", Frédéric Beigbeder ouvre le ban en consacrant son magazine à une espèce en voie de disparition : le " connard d'hétérosexuel ", le beauf, le Mec, " ce mammifère viril et romantique, obsédé par les femmes et ami des gays, insupportable et sexy ". En attendant l'apocalypse, il a posé nu au " Grand Journal " de Canal+, assis dans le célèbre fauteuil en osier d'Emmanuelle, avec un livre pour cache-sexe.
" Beig " est toujours ce drôle de mélange. A la fois sale gosse et bourgeois bien élevé. M'as-tu-vu et pudique. Hédoniste et pessimiste. Azimuté et réfléchi. Fêtard à Paris, discipliné à Guéthary, sa retraite du Pays basque. Courtois, cultivé, littéraire, brillant, travailleur, fêtard, déconneur, narcissique, mondain, cynique, désinvolte, snob, dandy, agaçant, charmant. L'âge venant, il s'est mis à être beau, lui qui ne l'était pas. Une gueule à la Roger Federer avec les lunettes d'Yves Saint Laurent.
Noctambule prêt à toutes les folies dans un périmètre restreint, il s'aventure jusque chez Grasset, son éditeur de la rue des Saints-Pères, dans le 6e arrondissement, passe dans les bureaux de Lui au-dessus du Café de Flore, toujours dans le 6e, donne rendez-vous, tant qu'à faire, au Flore, conduit les conférences de rédaction au bar du Montana, juste à côté, entre minuit et 4 heures du matin. Ensuite, il lui faut pousser cinquante mètres pour rejoindre sa maison, un petit paradis au fond d'une cour. " Il n'y a plus d'après à Saint-Germain-des-Prés ", chantaient Juliette Gréco et Guy Béart. Le Drugstore, le disquaire, la librairie Le Divan ont disparu après Sartre et Beauvoir, mais qu'on se le dise : Beigbeder sera le dernier Germanopratin.
Il prépare un livre sur le Caca's avec l'un des cofondateurs, son copain de toujours Guillaume Rappeneau, producteur de documentaires. Le club devenu mythique avait fait son nid à Sciences Po, où Frédéric avait redoublé une année avant d'oublier de se réveiller le jour du concours de l'ENA. Les photos des soirées du Caca's le remuent. On voit danser ceux qui sont morts à côté de ceux qui sont devenus connus : Jean-François Copé, Daphné Roulier, Edouard Baer, Ariel Wizman, et aussi Frigide Barjot et Basile de Koch, qui organisaient Jalons, leur groupe à eux... " Ces vingt dernières années, je me foutais totalement du passé, dit l'écrivain, qui a rompu avec son amnésie dans Un roman français (Grasset, 2009). Maintenant, je m'intéresse de plus en plus aux choses disparues, aux gens qui ont vécu avant nous. " Françoise Sagan, l'une de ses idoles, l'avait écrit : " Je me demande ce que le passé nous réserve. "
On se marrait bien au Caca's. Pour en faire partie, il y avait un examen de passage ou un dossier à remplir, c'était selon. Le jury posait des questions idiotes, dadaïstes, les candidats devaient être à la hauteur en drôlerie. Jean-François Copé, bizarrement, avait été admis. " J'espère que j'ai bien rempli ce putain de dossier ", avait-il noté sur une carte d'accompagnement. Frédéric et ses amis invitaient pompeusement la jeunesse dorée à se moquer d'elle-même dans des soirées déguisées chez Castel, chez Régine ou aux Bains-Douches. Le futur ministre était venu à la soirée Tchernobyl en combinaison radioactive. Lors d'une soirée Greenpeace, on ne rentrait pas sans sa tenue de plongée sous-marine.
C'était les années 1980, les derniers moments d'une parenthèse enchantée, l'insouciance d'avant le sida, d'avant le chômage, d'avant la gravité. Frédéric ne perdait pas le nord et invitait la presse. Les photographes de Vogue et de Paris Match immortalisaient ces Gatsby bien nés et à la belle vie, pour qui le champagne coulait sans limites. L'ecstasy faisait son apparition. Certains, depuis, sont devenus sages. Frédéric Beigbeder, non. Son principe reste le même : se faire plaisir, déconner.
Pour qui veut devenir célèbre, quoi de mieux que le Caca's ? Une fourmilière de gens au devenir important. Frédéric Beigbeder, qui vient de la grande bourgeoisie et des rallyes parisiens, s'y fait un solide réseau. " Tout ce qu'il est aujourd'hui était inscrit à l'époque, dit Guillaume Rappeneau. Il voulait être aimé. Faire de sa vie un roman. " Il est drôle, imprévu, pétillant, avec un sens puissant du slogan et du marketing. Le monde de la publicité lui tend les bras. La réclame pour les pâtes Barilla avec Gérard Depardieu, c'est lui. Les soutiens-gorge Wonderbra portés par une bombe qui invite à la regarder dans les yeux - " j'ai dit : les yeux " -, c'est lui. " Pourquoi aller de Roissy à Heathrow quand on peut aller de Paris à Londres ? ", pour l'Eurostar, c'est lui.
La pub l'ennuie. Il veut être écrivain. A cause de Salinger, l'auteur culte de L'Attrape-coeurs (1951), qu'il relit une fois par an. A cause de Fitzgerald, parce qu'il se rêve toujours en Gatsby, magnifique. A cause des Hussards, Antoine Blondin ou Roger Nimier, qui savent, eux, placer la fête au coeur de la vie. A cause d'Ernest Hemingway. A cause de François Nourissier, l'un de ses grands modèles français, mort en 2011, écrivain de sa propre histoire, ancien puissant président de l'Académie Goncourt et institution du Paris des lettres. A cause d'une centaine d'autres répertoriés dans les recueils de ses critiques littéraires. A cause de ces révolutionnaires qui l'obsèdent parce qu'ils s'attaquent à l'époque avec un style radicalement neuf, Bret Easton Ellis et Michel Houellebecq.

Pourquoi travailler pour le compte d'objets publicitaires quand on aspire à en être un soi-même ? Il est écrivain et veut le faire savoir, avec l'art du marketing qu'il maîtrise si bien. Son premier roman, Mémoires d'un jeune homme dérangé, est publié en 1990 à La Table ronde, l'antre des Hussards. En 2000, chez Grasset, c'est le best-seller : 99 F. Le génie des titres, toujours. Une satire du milieu de la pub qui lui vaut d'être viré de chez Young & Rubicam. Et dans la foulée, lui que la politique intéresse peu, de faire la campagne du communiste Robert Hue à l'élection présidentielle de 2002. Avec la satisfaction annexe d'énerver son entrepreneur de frère, Charles, encarté à l'UMP.
C'est le début de la dérive. Beigbeder est devenu un people et un produit, celui qu'il a lui-même conçu. On s'arrache son image, il la donne à qui veut. En 2002, son show en prime time sur Canal+ est un désastre. Il fait la " une " de Paris Match au bras de Laura Smet, la fille de Johnny Halliday, qui l'appelle " mon gendre intello ". " Les libraires le toisaient avec mépris ", se souvient son éditeur, Manuel Carcassonne. " Je me faisais cracher dessus dans la rue, c'était horrible ", raconte Beigbeder. Il a fallu des romans de talent, et surtout Un roman français (2009), récit autobiographique classique, dans la veine de François Nourissier, pour conquérir sa place d'écrivain.
La barbe de Frédéric Beigbeder deviendra-t-elle aussi longue que celle de François Nourissier ? Sous ses airs de trublion, il est un notable des lettres. Comme Nourissier, il se moque dans ses livres des combines des prix littéraires, mais n'a pas rechigné à en recevoir deux (Interallié 2003 et Renaudot 2009), ni à devenir jury du prix Renaudot, du prix Décembre, du prix de Flore, qu'il a créé. Comme Nourissier, à qui il a succédé, il est chroniqueur au Figaro Magazine. Comme Nourissier le fit pour la revue La Parisienne, il a pris la tête de Lui. Il est entré dans Le Petit Robert. Et s'est lui-même trouvé un surnom : " Nourrisson ".
Marion Van Renterghem
© Le Monde

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