jeudi 24 avril 2014

La splendeur du grognon


António Lobo Antunes

La splendeur du grognon

Le grand écrivain portugais a longtemps été psychiatre avant de se consacrer à son œuvre. Il publie aujourd'hui " Quels sont ces chevaux qui jettent leur ombre sur la mer ? " - dont il ne parle pas volontiers

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On le dit taciturne. Ce jour-là, António Lobo Antunes est franchement grognon. Cela se voit dès sa sortie de l'ascenseur, dans l'hôtel parisien où il donne ses interviews. Comme si l'idée d'évoquer son nouveau livre - le pourtant somptueux Quels sont ces chevaux qui jettent leur ombre sur la mer ? - l'accablait par avance. On tente d'entrer rapidement dans le vif du sujet - d'ordinaire, il n'y a que cela, au fond, qui intéresse les auteurs  : parler de ce qui les fait écrire, s'approcher avec eux de ce qu'ils cherchent à attraper... Même cela le laisse froid. " L'écriture... Oh, bougonne-t-il. Ecrire, c'est comme l'amour, on le fait, c'est tout. " Un silence. Il attend. On s'accroche à cette minuscule ouverture  : écrire et faire l'amour, la même chose, vraiment ? " Non, tranche-t-il sèchement. Il y a plus de plaisir dans l'amour. " Ses yeux bleus vous fixent, ils ne sourient pas. Enfin, il coupe court  : " Parfois je dis n'importe quoi. Pour qu'on me fiche la paix... "
Plus tard, quand il se sera un peu radouci, António Lobo Antunes reviendra à la difficulté d'écrire. " C'est une activité impossible, dira-t-il. Vous travaillez avec des mots alors que vous parlez de choses qui leurs sont antérieures. " Réveiller des émotions plus vieilles que le langage, aller chercher le primitif et l'enfoui, travailler par superpositions, entrechoquements, réagencements... Voilà justement ce qui donne sa force incroyable à l'œuvre de Lobo Antunes. Une œuvre dont la liberté et la modernité l'ont imposé d'emblée comme un des très grands écrivains contemporains. Une œuvre dont on a dit qu'elle aurait déjà dû lui valoir le prix Nobel - un autre Portugais, José Saramago, le lui a soufflé en  1998 - parce qu'elle est exigeante, difficile, mais unique, sculptée dans la pâte de nos rêves, de nos désirs et de nos -délires.
Lobo Antunes aime dire qu'il est un métis. Son père était d'origine brésilienne et allemande, sa mère portugaise. Né en  1942 dans une famille de la grande bourgeoisie, près de Lisbonne, le jeune António est l'aîné de six garçons. Il grandit dans une atmosphère cosmopolite et cultivée. Sa mère lui apprend à lire à 4  ans. Plus tard, chez les Lobo Antunes, les enfants étudient chaque semaine un chapitre de Madame Bovary - en français, bien sûr. Un chapitre qu'ils sont priés de résumer devant leurs parents le dimanche suivant. Le père d'António est chercheur en neuropathologie. Est-ce lui qui donnera à Lobo Antunes l'envie de devenir psychiatre ? " Pas du tout. Mon père détestait les psychiatres. J'ai fait ça par paresse. "
En  1971, Lobo Antunes est un jeune médecin d'à peine 30  ans lorsqu'il est envoyé en Angola. Cette " sale guerre " le marquera de manière indélébile. Ses trois premiers livres Mémoire d'éléphant (1979), Le Cul de Judas (1979) et Connaissance de l'enfer (1980), qui le rendent immédiatement célèbre au Portugal, en sont d'ailleurs inspirés. Mais indirectement. Lobo Antunes insiste sur ce point. " Si certaines de mes œuvres ont un rapport avec l'Angola, c'est toujours de façon latérale, dit-il. Je n'écrirai jamais sur ce que j'ai vécu là-bas. Il faut avoir du respect pour les morts. " En parler en dehors des livres ? Non plus. " Que voulez-vous que je dise ? J'y ai passé vingt-sept mois. C'était long, dur, violent. Les gens mouraient. C'était injuste, la dictature, la prison, la mort. Toute guerre est absurde, c'est tout. "
Qu'il fasse référence à la décolonisation ou prête sa voix aux compagnes des membres d'un groupe d'extrême droite pour relater les mois sanglants qui suivirent la " révolution des œillets " (Exhortation aux crocodiles, Christian Bourgois, 1999), qu'il revisite une enfance détruite et des engagements politiques déçus (Explication des oiseaux, Christian Bourgois, 1991) ou qu'il se lance dans une peinture au vitriol de la bourgeoisie portugaise (La Farce des damnés, Christian Bourgois, 1992), Lobo Antunes déploie une langue qui n'appartient qu'à lui. Ses phrases sont comme de longs rubans qui s'étirent, sans guère de virgules, et qui sinuent avec une grâce extrême entre des temps différents, entre dialogue et méditation, entre prose et poésie... Pas étonnant qu'à 19 ans, le jeune Lobo Antunes ait été ébloui par Max Jacob, Cendrars et Apollinaire. C'est à travers eux qu'il a découvert ce que l'on peut faire avec des mots. " Mettre toute la vie entre les pages d'un livre. "
On lui fait remarquer que c'est pourtant à cet âge-là qu'il a opté, non pour la littérature, mais pour la médecine. Il fait la moue. " Mon père m'avait convaincu d'étudier la médecine pour structurer ma pensée. " Peut-il nous en dire plus  sur sa carrière médicale ? " J'ai aimé être médecin ", lâche-t-il laconiquement. Mais encore ? " J'ai aimé les gens, pas les névrotiques mais les grands psychotiques, les schizophrènes. Leur créativité, leur immense souffrance m'émouvaient beaucoup. " Voit-il un lien entre psychose et écriture ? " Aucun. " Il parle de Nerval, de Van Gogh, d'Artaud et des fausses représentations qu'on en a. Puis il conclut  : " Une crise d'agitation ou de délire, c'est comme une grippe. " Et son œuvre ? Le médecin a-t-il influencé l'écrivain ? Nullement. " Etre médecin, c'est être proche de la souffrance, c'est tout. "
De la souffrance, il y en a pas mal dans Quels sont ces chevaux qui jettent leur ombre sur la mer ? Le livre raconte l'agonie d'une vieille femme. Une mère veillée par ses enfants qui s'entre-déchirent. La puissance poétique est ici au service d'une construction très originale, où les chapitres s'enchaînent comme les séquences d'une corrida. On retrouve les trois tercios, ou " tiers ", avec les piques et les banderilles, la faena, les passes exécutées avec la muleta, et bien sûr l'estocade finale. Lobo Antunes raconte que son intérêt pour la tauromachie lui vient de l'enfance. " Quand j'étais bébé, j'ai eu une méningite. Mon grand-père avait -promis à saint Antoine que si j'en réchappais, il m'emmènerait à Padoue, où se trouve son tombeau. J'avais 7 ans lorsqu'on a fait ce voyage. En chemin, à Barcelone, nous  avons assisté à une corrida. Je n'avais jamais vu ça. Chevaux éventrés, taureaux morts, tout cela fut pour moi un spectacle insoutenable. Je me suis mis à vomir, il a fallu me ramener à l'hôtel... " Et alors ? " Alors ce spectacle insoutenable fut aussi inoubliable. D'ailleurs, il ne m'a plus quitté. Cela faisaitlongtemps, je tournais autour de cette métaphore de la -corrida. Plusieurs livres ont refusé cette structure. Celui-ci l'a acceptée. "
Un matador et un taureau. Chacun sur ses gardes. Comme l'interviewer et l'interviewé ? Il rit. A ce moment, il a baissé la garde. Non pas à cause de cette image, mais parce que les souvenirs du grand-père remontent en foule. L'enfance, on aurait dû y penser avant... " C'était le père de mon père, dit-il. Et moi, le fils aîné de son fils aîné. Il m'embrassait et me caressait. C'est l'homme que j'ai le plus aimé. " Soudain, Lobo Antunes deviendrait presque volubile. Il parle de cet homme, issu d'une famille riche du nord du Brésil, qui venait prendre les eaux, chaque année, à Vichy. De la manière dont ses parents l'ont abandonné derrière eux, un été, au Portugal. Comme ça, en le laissant se débrouiller. Devenu officier de cavalerie, le grand-père, monarchiste, a fait de la prison puis a été banni. " Il disait  : "La seule chose que tu as de moi, c'est le nom." Nous étions différents sur tout. Il était très beau, très tendre, très chaleureux. Il était le contraire de moi. " Lobo Antunes ne sourit pas. Il regarde sa montre. C'était la dernière question, non ?
Florence Noiville
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 http://sainagasydadabe.blogspot.fr/2014/04/mangalangalatra-aloka-ombres-furtives.html

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