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A la page 71 d'Une enfance de rêve,
Catherine Millet raconte la première confidence que lui fit son père.
La scène se passe dans une auberge de la vallée de Chevreuse, quelques
années après que les parents de l'écrivaine se sont libérés l'un de
l'autre. Evoquant Philippe, son fils cadet, Louis Millet confie que cet
enfant n'est pas le sien. " Je le savais, mais bien sûr je me tus ",
écrit la grande sœur. Lisant ces mots, nous éprouvons un pincement au
cœur qui concerne moins la révélation du père que le silence de
Catherine à notre égard : elle savait et ne nous en avait rien dit.
Ce " nous " qui se sent un peu trompé, c'est celui qui absorbe le lecteur dès le livre ouvert. C'est le nous del'enfance,
de la confiance, celui dont Catherine Millet use elle-même quand elle
parle de la condition enfantine. Lorsque la scène de l'auberge
intervient, voilà déjà soixante-dix pages que nous nous sommes mis dans
ses pas.Bien avant de restituer la première confidence du père,
elle a détaillé plus d'une " première fois " : -premier jour d'école,
première marelle, première humiliation, première prière, première
lecture... Décrite avec une précision et un tact bouleversants, chacune
de ces étapes a resserré un peu plus nos liens avec elle. Son récit n'a
pas seulement suscité l'identification,mais un plein abandon : nous avons embrassé ses mots, les yeux humides.
Et patatras. " Je le savais "
instaure soudain une distance. Comme l'une de ces minuscules trahisons
instillant le doute entre deux gamins qui viennent de se -jurer
fidélité, il produit son effet de cisailles. Bien fait pour nous.
Catherine Millet rappelle ainsi que ce livre n'est pas seulement
l'histoire de ses jeunes années à Bois-Colombes, en banlieue parisienne,
dans un petit appartement où elle vivait avec ses parents et sa
grand-mère. C'est d'abord une méditation sur la façon dont nous autres,
enfants, allons à la rencontre des choses, collant d'abord aux
apparences avant que la vie ne nous mette à distance. Comment faire pour
que cette distance soit juste ? C'est toute la question posée par ce
chef-d'œuvre.
Pour y répondre, Catherine Millet avait des
prédispositions. Quand vos parents en viennent aux mains (entre eux et
contre vous), la situation exige quelque lucidité. Le jour où ils
décident de se séparer, vous grandissez encore plus vite. De cette
maturité précoce, qui la propulse tôt dans l'âge adulte, la jeune fille
s'est rapidement prévalue auprès de ses camarades. A la récréation, elle
se fait mousser en contant les aventures respectives de ses géniteurs
(qu'elle appellera toujours non pas " maman et papa ", mais Simone et
Louis, comme font les enfants jetés dans le monde un peu brutalement).
Dans le même temps, la petite fille se fixe pour secrète mission de les
réconcilier, et s'en confie à Dieu, chaque soir, en lui donnant à manger
et à boire.
La lucidité comme vocation spirituelle, la distance comme malédiction à exorciser : depuis La Vie sexuelle de Catherine M. (Seuil,
2001), cette double tâche accapare Catherine Millet, dont l'écriture
mêle la chair et l'âme dans une joyeuse continuité, à la manière des
mystiques. Chaque terme est tendu par l'exigence de vérité, comme s'il
devait à lui seul combler l'écart entre l'imaginaire sans limite de
l'enfant-dieu et l'univers borné de l'adulte. En témoignent les pages
qui tentent de reconstituerle monde intérieur du bébé qu'elle
fut. En témoignent aussi les moments où l'enfant prend conscience de sa
fragilité et voit s'éloigner la pluralité des mondes possibles - on
n'oubliera pas cette scène où la jeune Catherine perd connaissance après
s'être éraflée la gorge avec des ciseaux : " J'avais été au cœur
d'un événement incompréhensible. Je venais de quitter le temps infini de
l'espèce, j'étais entrée dans le temps de ma vie. " En témoignent
enfin les passages où elle se revoit, petite fille, butant sur des
paroles lancées par la mère et dont elle ignore le sens (" sale petite gousse ") ou la portée métaphorique (" il peut bien crever ").
Les
mots commencent par matérialiser l'angoisse, l'obstacle qui barre
l'accès aux choses. Puis ils deviennent l'arme pour les surmonter. Chez
la fondatrice d'Art Press, qui est aussi historienne de l'art, il
y a cette foi dans la littérature, dans sa capacité à sauver les
apparences et à rétablir les sensations qui, au cœur de nos vies,
relancent chaque " première fois ". A partir d'une expérience
singulière, corps familier (les yeux du père, les seins de la mère) ou
objet vécu (une chaussette sur un pied blessé), l'auteure fait rayonner
une lumière qui éclaire l'existence de tous et de chacun. Ouvrez Une enfance de rêve à
n'importe quelle page, mettez-le sous les yeux d'un ami, et vous
l'entendrez bientôt s'exclamer : " Mais bien sûr ! C'est vraiment ça !
C'est bien ma vie ! " Vous comprendrez alors que si Catherine Millet "
sait " vous tromper, c'est pour mieux vous réconcilier avec la -multiple
splendeur des choses.
J. Bi.
Catherine Millet collabore au " Monde des livres ".
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