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Le chromosome mâle est-il
menacé d'extinction ? Si petit mais précieux, ténu mais têtu, le " Y "
est-il, comme le prétendent certains généticiens, condamné à s'amenuiser
encore et encore, jusqu'à finir par s'effacer ? Ou bien est-il enfin
devenu stable et résistant, comme l'affirment d'autres experts ? Depuis
une dizaine d'années, le débat, souvent animé, parfois " haut en couleur
" mais toujours élégant, oppose les meilleurs spécialistes du domaine.
Il est aujourd'hui ravivé par plusieurs études, dont deux publiées le 24
avril dans Nature.
Confondant paradoxe : c'est un bien
chétif chromosome, fragile et peut-être éphémère, qui détermine le sexe
fortiche. En soi, le Y est un oxymore : il est le frêle support du sexe
fort, le socle gracile du sexe aux muscles si habiles, l'évanescent
déterminant du sexe puissant... Bref rappel préliminaire : dans
l'espèce humaine aujourd'hui, comme chez la plupart des mammifères
placentaires et des marsupiaux, les individus masculins sont XY (dotés
d'un chromosome sexuel X et d'un chromosome sexuel Y) et les individus
femelles, XX (dotés de deux chromosomes X).
" A votre gauche,
le grand et majestueux chromosome X. Sur sa droite, le minuscule et
discret chromosome Y... Pourquoi riez-vous ? J'ai passé toute ma
carrière scientifique à défendre l'honneur du chromosome Y, face aux
insultes qui pleuvaient sur sa nature et ses perspectives d'avenir ",
témoignait, pince-sans-rire, le très distingué professeur David Page
lors d'une conférence TED (technology, entertainment, design) à Boston,
le 11 janvier 2013.
La soixantaine élégante, le directeur du
prestigieux Whitehead Institute (MIT, Cambridge, Massachusetts) porte
haut le style de Harvard - jusque dans cet accent aristocratique qui
signe l'upper class de la Nouvelle-Angleterre. David Page est
surtout l'un des plus éminents spécialistes du chromosome Y. C'est lui
qui, en 1999, identifiait la première mutation d'un gène du Y
responsable d'une infertilité masculine. Lui qui, en 2003, achevait le
séquençage de ce chromosome. L'un des plus brillants défenseurs du plus
exigu de nos chromosomes.
Face à lui, en avocate générale : la
flamboyante Jenny Graves, 73 ans, qui n'a rien de l'austérité attendue
d'un accusateur public. Volontiers provocatrice, elle aussi fait
autorité dans son domaine : la génétique évolutive. " Une scientifique très impressionnante ", estime Eric Pailhoux, de l'Institut national de la recherche agronomique (INRA) à Jouy-en-Josas (Yvelines). " Une forte personnalité, passionnée et très attachante, mais aussi très respectée ", dit Edith Heard, professeure au Collège de France et spécialiste du chromosome X à l'Institut Curie (Paris).
Professeure
émérite à l'Université nationale australienne, Jenny Graves prédit
depuis plus de dix ans la " fin programmée " du chromosome Y : dans 10
millions d'années, annonçait-elle en 2002 dans Nature. Dans cinq millions d'années, prophétise-t-elle depuis 2009, tout en affûtant les arguments de cette sombre prophétie.
Lors
d'une " lecture ", donnée le 28 janvier 2010 à la Carnegie Institution
for Science, à Washington, Jenny Graves décrivait ainsi son approche :
" La comparaison entre les mammifères et d'autres vertébrés
partageant un lointain ancêtre, tels les kangourous et les
ornithorynques, les "diables de Tasmanie" - des marsupiaux carnivores à l'apparence de petits chiens - et les "lézards-dragons",
nous aide à retracer l'histoire évolutive de nos chromosomes sexuels,
mais aussi à comprendre leur caractère si étrange. Le chromosome X est
ainsi rempli de gènes brain and balls. "
Brain, en anglais, désigne le cerveau. Quant au mot balls,
il qualifie - en un terme fleuri que la décence interdit de traduire
ici - les glandes génitales mâles. De fait, le chromosome X a accumulé,
semble-t-il, des gènes importants dans la cognition et les fonctions
reproductives mâles et femelles. Si bien que, dès 2002, Jenny Graves le
qualifiait de chromosome " smart and sexy " (" intelligent et sexy ").
Et la généticienne de poursuivre : " Les
gènes du X ont joué un rôle important dans l'évolution rapide de
l'espèce humaine. De son côté, le Y humain est devenu un chromosome
pathétiquement petit : il a perdu la plupart de ses gènes, hormis le
gène de détermination du sexe mâle - le gène SRY - . Il se
dégrade rapidement et pourrait bien avoir entièrement disparu dans les
prochains millions d'années, avec des conséquences inconnues pour notre
espèce. "
Pour comprendre la suite, il nous faut revenir sur
la fascinante histoire évolutive de nos chromosomes sexuels. Cette saga
débute il y a environ 300 millions d'années. Auparavant, nos très
lointains ancêtre étaient-ils hermaphrodites ? Leur sexe était-il
déterminé par des facteurs de l'environnement - comme la température,
aujourd'hui encore, chez le crocodile ? Quoiqu'il en soit, il n'y avait
alors que des chromosomes non sexuels (chromosomes autosomes). Mâles et
femelles étaient strictement semblables, d'un point de vue
chromosomique.
Mais chez un ancêtre commun à tous les mammifères,
il y a 300 millions d'années, la mutation d'un gène (SOX3) a créé un
nouveau gène, SRY, qui a déterminé les caractères du sexe mâle. Ce gène a
surgi sur un des chromosomes d'une paire d'autosomes : l'ancêtre
primitif du Y, ou " proto-Y ". L'autre chromosome de cette paire est
devenu l'ancêtre du X : le " proto-X ". A ce stade, ces deux
chromosomes restaient pourtant très semblables, hormis le gène de
détermination du sexe.
Mais l'acquisition du gène SRYa
entraîné l'accumulation progressive, sur le proto-Y, de mutations.
Celles, bénéfiques pour le mâle, ont été conservées. Avec pour effet une
divergence croissante entre le proto-Y et le proto-X. Devenus trop
différents, ces deux chromosomes ont alors perdu la capacité de se "
recombiner " entre eux - c'est-à-dire d'échanger des fragments de
chromosome, lors de la formation des cellules reproductives. Or cet
échange est crucial pour l'autoréparation des chromosomes.
Le
proto-Y ne pouvant plus se recombiner avec un partenaire, il est devenu
vulnérable aux accumulations d'" accidents " génétiques. Il a ainsi
collectionné les séquences d'ADN répétées, inversées, amplifiées ("
amplicons ") ou en miroir (" palindromes "). D'où le surnom que lui a
donné David Page : " Le Palais de cristal génétique ". Et cette accumulation a entraîné son amenuisement progressif. " Selon Jenny Graves, lorsqu'un chromosome comme le Y est bourré de séquences répétées, sa dégénérescence est inéluctable, explique Edith Heard. Car
ces séquences répétées ou en miroir se recombinent entre elles. Des
boucles se forment, et des fragments d'ADN à l'intérieur de la boucle
sont éliminés. " Le chromosome Y a ainsi perdu les deux tiers de son
matériel génétique ancestral. Le chromosome X, de son côté, a été
préservé : les femelles étant dotées de deux X, ceux-ci ont conservé la
possibilité de se recombiner entre eux - et de s'autoréparer.
Il y
a 300 millions d'années, raisonne Jenny Graves, le proto-Y hébergeait
environ 1 500 gènes. Or, aujourd'hui, le Y humain ne compte plus que
quelques dizaines de gènes : il a perdu 97 % de ses gènes ancestraux. " A ce rythme, calcule Jenny Graves, le chromosome Y aura totalement disparu d'ici à 5 millions d'années. " Ajoutant, implacable : " Si le chromosome Y obtient un succès évolutif, c'est en matière de spirale descendante. "
Publiée dans Science,
une étude du 24 novembre 2013 semble lui donner raison : chez la
souris, seuls deux gènes du Y suffisent pour créer des mâles. L'équipe
de Monika Ward (université de Hawaï) a modifié génétiquement des
souris, les privant de chromosome Y. Puis les chercheurs ont doté ces
souris de seulement deux gènes provenant du Y : le gène SRY, qui
gouverne la différenciation des gonades en testicules, et un second gène
impliqué dans la fabrication des spermatozoïdes. Or ces souris ont été
capables de produire du sperme, avec toutefois des anomalies. Mais les
précurseurs de leurs spermatozoïdes, après fécondation in vitro, ont permis la naissance de mâles fertiles.
De
son côté, le chromosome X comporte de nombreux gènes essentiels à la
spermatogenèse : un rôle qu'on n'attendait pas forcément de ce
chromosome. Jenny Graves en déduit que le Y n'est plus indispensable
pour assurer ces fonctions " mâles "... Beau joueur, David Page admet
cette " double vie " du X. Dans un article publié par son équipe dans Nature Genetics
le 21 juillet 2013, il montre d'ailleurs que de vastes fragments du
chromosome X se sont spécialisés dans la production du sperme. Ainsi, le
X humain compte 340 gènes uniquement actifs dans le testicule.
Loin
de désarmer, David Page a réuni ses bataillons d'arguments génétiques
pour sauvegarder l'honneur en péril du Y. La dégénérescence du
chromosome Y, affirme-t-il, a été stoppée il y a 25 millions d'années.
Avec Jennifer Hughes, il a comparé les chromosomes Y de l'homme et du
Macaque rhésus, dont les ancêtres ont divergé à cette époque. Leur étude
montre que le chromosome Y n'a perdu qu'un seul gène au cours des
vingt-cinq derniers millions d'années - mais aucun durant le dernier
million d'années (Nature, 22 février 2012). " Au début de son
histoire, le chromosome Y était en chute libre. Ses gènes ont été
d'abord perdus à un rythme incroyablement rapide. Mais le Y s'est ensuite redressé et depuis il se porte bien. Cet article détruit l'idée qu'il pourrait disparaître ", commentait alors le chevalier servant du chromosome mâle.
La défense du Y peut aussi s'appuyer sur cette étude parue le 9 janvier dans PLoS Genetics.
Melissa Wilson Sayres, de l'université de Berkeley (Californie), a
comparé chez 16 hommes - huit Européens, huit Africains - les séquences
d'ADN de 27 gènes du chromosome Y. Et cette comparaison révèle une
étonnante conservation. Les auteurs expliquent cette très faible
diversité par la " sélection positive " de gènes importants pour le
succès reproductif de l'espèce.
Publiés le 24 avril dans Nature,
deux autres articles font clairement pencher la balance en faveur de la
préservation du Y. Dans le commentaire qui accompagne ces études,
Andrew Clark (Cornell University) conclut ainsi : " Le chromosome Y semble avoir un potentiel d'adaptation très rapide aux changements évolutifs. "
Dans
le premier de ces articles, l'équipe d'Henrik Kaessmann (université de
Lausanne) a comparé les gènes actifs du Y de 15 mammifères. Premier
résultat : chez les mammifères placentaires, les chromosomes X et Y ont
cessé de se recombiner il y a 180 millions d'années. Mais, surtout, ce
travail montre que si certains gènes du Y ont subsisté, c'est parce
qu'ils sont essentiels : ils gouvernent l'activité d'autres gènes,
produisant des " facteurs de transcription ". Ce sont de surcroît des
gènes " sensibles au dosage " : ils ont impérativement besoin d'être
présents en double exemplaire, à la fois sur le Y et sur le X. D'où leur
préservation sur le Y.
La seconde étude, publiée par l'équipe de
David Page, confirme l'importance de ces gènes résiduels du Y. Les
auteurs ont comparé les chromosomes Y de huit mammifères. Ils montrent
aussi que la " sensibilité de dosage " de ces gènes cruciaux, sur le Y, a
créé une pression de sélection qui les a préservés. Non seulement ces
gènes ancestraux interviendraient dans la formation des testicules et la
production du sperme, mais ils seraient aussi essentiels à la viabilité
des mâles. Ils pourraient même jouer un rôle dans certaines maladies
liées au sexe.
Ce résultat est peut-être à rapprocher de cette étude suédoise, publiée le 28 avril dans Nature Genetics.
Chez les hommes âgés, la perte du Y est fréquente dans les cellules
sanguines. Mais l'équipe de Lars Forsberg montre que les hommes âgés qui
ont le plus fort taux de perte du Y, dans ces cellules, ont aussi le
plus de risques de cancer. Ils meurent en moyenne 5,5 ans plus tôt que
ceux qui ont les plus faibles taux de perte du Y.
La polémique
n'est pourtant pas close, car la thèse de Jenny Graves bénéficie d'un
allié de poids, en la minuscule forme de rongeurs saugrenus, mâles bien
que XX. Décrivant le chromosome Y comme un " accident évolutif ",
lors d'une conférence donnée le 3 avril 2013 devant l'Académie
australienne des sciences, Jenny Graves remuait sans pitié le couteau
dans la plaie : " C'est une très triste nouvelle pour tous les hommes ici présents. " Adoucissant toutefois son propos : "
La bonne nouvelle, c'est qu'il existe aujourd'hui une multitude de
petits rongeurs qui vivent très bien sans chromosome Y et sans gène Sry.
"
Dans son Prologue aux Poètes, Aragon écrivait : "
Tout peut changer de sens et de nature/Le bien le mal les lampes les
voitures/Même le ciel au-dessus des maisons/Tout peut changer de rime et
de raison/Rien n'être plus ce qu'aujourd'hui nous sommes/Tout peut
changer mais non la femme et l'homme. " L'avenir dira s'il faut
croire l'homme de lettres : la génétique rejoindra-t-elle ici la
littérature ? Seuls nos lointains descendants le sauront.
Florence Rosier
Le second et dernier épisode sera à lire dans le " Science & médecine " du 7 mai.
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