Partout dans le monde, des ados par millions cherchaient une issue à leur labyrinthe suintant. " Cette phrase, prononcée par le narrateur de Colson Whitehead, dans Sag Harbor, pourrait tout aussi bien s'appliquer à l'héroïne de La Légèreté, d'Emmanuelle Richard, embourbée dans " l'ennui qui englue tout ", ou à celle d'Isabel Ascensio, dans Un poisson sans bicyclette, luttant " contre le collé visqueux qui voudrait l'étouffer depuis le début du monde ".
Cette sensation de se heurter aux frontières d'un monde
devenu trop étroit, loin de déboucher sur la mélancolie, va de pair avec
une attente incommensurable, une envie irrépressible que tout change et
que la vie commence enfin. Ce mélange de malaise et d'aspiration à
autre chose, cette tension entre repli honteux sur soi et désir de
l'autre, ces trois écrivains, au-delà des époques, des pays et des
milieux sociaux qu'évoquent leurs romans, sont parvenus à le saisir avec
justesse. Ce n'est pas un hasard si ces livres se déroulent le temps
d'un été, où l'esprit, en vacances, peut laisser libre cours à tous les
vagabondages et se prêter au jeu vertigineux de l'invention de soi.
C'est bien sûr du corps, de ses métamorphoses et de ses désirs naissants
qu'il est question, mais également d'un autre corps, social celui-ci,
car l'adolescence est aussi le moment de la découverte d'autres milieux
avec ou contre lesquels se construire et imaginer son existence future.
Partie avec ses parents et son petit frère sur la très chic île de Ré, l'héroïne d'Emmanuelle Richard se scrute, s'observe et " rêve à demain, à un autre corps, à une autre vie ". Engoncée dans une enveloppe encombrante en pleine métamorphose, " cette jeune fille mal dégrossie et prête à se cogner à tous les angles comme une ancienne image d'elle-même " ne s'aime pas. Son corps change et devient bizarrement présent, malcommode, comme étranger : "
Quand elle était petite il était là efficace et suffisant, huilé et
confortable, et ça roulait, tout roulait, il n'y avait pas besoin d'y
penser ou de réfléchir à ce que l'on portait, de se surveiller et de se
regarder faire, de se contrôler et de surveiller son image en permanence (…). Tout d'un coup elle a un corps qui ne fait plus un avec ce qu'il y a dans sa tête. "
Cette dissociation est un sujet de trouble pour la jeune fille qui
recherche avidement le regard d'autrui et aimerait ressembler à ces
estivants qui appartiennent à " un autre monde, une autre dimension.
- Elle et les siens - ne sont pas de ceux qui ne regardent jamais les
prix, composent le code de leur carte bancaire avec détachement et
indolence, sans crispation de muscles du visage ". Car l'adolescente
de classe moyenne propulsée, le temps d'un été, dans ce paradis
bourgeois, se sent en perpétuel décalage avec les vacanciers libres,
sûrs d'eux, qu'elle observe et ose à peine aborder.
Ces tentatives pour nouer le contact avec eux, maladroites et abruptes, échouent, car elle n'a ni les codes ni les mots : " Regardez-la essayer pitoyablement de défier les codes de son sexe de fille, son capital culturel, économique, scolaire, social (…). A mon âge on n'a rien d'autre que sa peau à revendre et la mienne n'est pas belle qu'est-ce que vous voulez. "
Objet de fantasme tout autant que de dérision, la bourgeoisie rétaise
entraperçue lui inspire un sentiment de honte sociale et de malaise
vis-à-vis de ses parents qui font attention aux prix et parlent d'argent
à table.
L'aspiration à une autre vie, c'est aussi le sujet du roman d'Isabel Ascensio, Un poisson sans bicyclette. La jeune Lise est à l'étroit dans le petit village de l'arrière-pays varois où elle habite avec son père : "
A la longue elle en a plein le dos d'observer le monde. Rien ne se
passe ici. C'est redevenu la mort de la mort, un coin paumé, sans
imprévu, rien. " Cet été-là, justement, celui de 1976, quelque chose
advient : une communauté hippie débarque aux Frêles, une vieille ferme
abandonnée, excitant l'imagination de la jeune fille qui, cachée dans
les fourrés, observe avec peur et jalousie un mode de vie à l'opposé de
son quotidien, " l'ordre et la règle, la maison fermée, volets, portes, serrures, clés ".
Aux Frêles, on refait le monde sous les étoiles, on discute libération
féminine et autogestion, on vit sans entraves. Lise qui a déjà une
conscience aiguë de l'exiguïté de sa condition de femme s'enflamme : "
Elle est prête à toutes les extrémités plutôt que d'être prise par la
scoumoune des femmes un jour de bal ou de cimetière. Donc il lui reste
deux mois pour s'extraire d'ici. " Avec ce sentiment d'urgence
juvénile qui autorise toutes les audaces, Lise rêve et projette ses
envies de fuite sur un homme à peine entrevu, dont elle tente en vain de
se faire remarquer, puis sur Jane, une jeune Anglaise arrivée aux
Frêles avec son french lover et pour qui la vie communautaire s'est vite révélée décevante. Entre asphyxie et exaltation, Lise se cherche.
Ce sont les tiraillements d'une appartenance sociale tenue
pour antinomique qu'expérimente Ben, le double de l'écrivain Colson
Whitehead : " Aux yeux du monde nous étions des paradoxes ambulants : des Blacks en bungalows. " En vacances à Sag Harbor, dans les Hamptons, un lieu de villégiature prisé de la bourgeoisie afro-américaine, ce " jeune roseau cagneux, tout en angles pointus ", s'interroge sur l'ambiguïté des choses, la découverte des filles et aussi sa condition de Noir américain, " sa dualité son entre-deux : deux âmes, deux pensées deux aspirations irréconciliées. "
Si, à Sag Harbor, on ne croise pas de Blancs, leur regard pèse
pourtant. Et pour éviter de se conformer aux stéréotypes honnis par ses
parents, qui lui interdisent de ressembler à " ces nègres qui traînent au coin de la rue ", l'adolescent
refuse de porter une chaîne en or renvoyant aux codes du ghetto ou de
s'adonner en public à quelque activité évoquant les clichés qui collent à
la couleur de sa peau. Comment trouver sa voie entre communautarisme et
négation des origines ? Il y a de quoi avoir le vertige. D'autant que
Ben, amené à comprendre que l'harmonie familiale dans laquelle a baigné
son enfance n'était qu'une apparence trompeuse, prend ses distances avec
le modèle de ses parents.
Age de bouleversements intenses, l'adolescence est aussi
celui où s'appréhende la complexité de l'existence, où l'on prend ses
distances avec le modèle parental, où l'on se débarrasse peu à peu de
son moi d'enfant pour entrer dans l'univers aux contours encore flous de
l'âge adulte. On frotte alors son âme et son corps à ceux d'autrui. On
scrute, on observe, " en vue un jour d'obtenir les plans d'une invention d'un moi autonome en état de marche ", selon les mots de Ben.
La gravité de ces interrogations tourmentées, loin de
basculer dans la noirceur, se double dans ces trois romans d'une énergie
hors du commun, d'une lucidité dérangeante et réjouissante, d'une
ironie désabusée qui transparaissent dans les narrations. Avec des
moyens différents, ces écrivains ont su rendre vives et intactes ces
voix adolescentes. Sous le trouble, percent l'humour et l'autodérision,
comme dans ce passage où Ben établit une sociologie hilarante des
clients du glacier chez qui il travaille, ciselant un portrait féroce
des " demeurés du “rhum raisins” ", ou quand l'héroïne d'Isabelle Ascensio croque son entourage en " Zorros hyperémotifs de rase campagne ". On rit aussi d'entendre l'héroïne d'Emmanuelle Richard s'imaginer "
vieille et décatie avec - s - es chats qu' - elle aurait - choisis
nus dans un souci égalitaire d'empathie généralisée – ils sont laids et
alors ? –, le même genre de sentiments qui poussent certaines personnes à
adopter des furets orphelins puants ". A cet âge en sursis fait de
paradoxes, le rire n'est jamais loin des larmes. Ces trois livres
revigorants, en chahutant la langue, dépoussièrent les poncifs de
l'adolescence et font mentir le lieu commun selon lequel ce moment de la
vie serait l'âge bête. Et si la transition adolescente est aussi une
perte, celle de l'innocence enfantine, le regard toujours en éveil des
trois protagonistes en fait également une libération et une promesse. Au
terme de cet été chaotique, les trois adolescents ont progressé dans
cette quête aussi impérieuse que délicate : devenir soi-même.
Stéphanie Dupays
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