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Siddhartha Mukherjee, le 3 septembre.
MANUEL BRAUN POUR " LE MONDE "
Avec son livre, L'Empereur de toutes les maladies,
paru en 2010 aux Etats-Unis et déjà traduit dans 40 langues, dont
désormais le français, le cancérologue américain d'origine indienne
Siddhartha Mukherjee s'impose, à 43 ans, comme le biographe du cancer.
Son récit de presque 600 pages, qui entremêle parcours des pionniers de
la lutte contre ces maladies et histoires de ses propres patients, est
un véritable ovni dans la galaxie - pourtant déjà extrêmement peuplée -
des ouvrages consacrés au cancer.
Jouant avec les ruptures chronologiques, contant avec la
même aisance l'aventure des premières guérisons de leucémies et le
combat des féministes contre les mastectomies radicales pour soigner les
tumeurs du sein, le docteur Mukherjee entraîne son lecteur dans un
étourdissant voyage ; un voyage initiatique dans l'histoire intime,
passée et à venir, d'un " monstre plus insatiable que la guillotine ".
Porté par un sens de la dramaturgie digne des meilleurs
romans mais rarement retrouvé dans des livres d'histoire des sciences ou
de la médecine, L'Empereur de toutes les maladies a déjà valu à
son auteur, chercheur et cancérologue au centre médical de l'université
Columbia (New York), de nombreuses distinctions dont le prestigieux prix
Pulitzer, catégorie non-fiction, en 2011. " Siddhartha Mukherjee
examine le cancer avec la précision d'un biologiste cellulaire, la
perspective d'un historien et la passion d'un biographe ", s'est
justifié le jury du prix Pulitzer. A l'occasion de la parution de son
ouvrage en France, le 25 septembre, rencontre avec un biographe d'un
nouveau genre.
500 000 exemplaires vendus aux Etats-Unis, une
traduction en 40 langues, des prix... Comment en vient-on à écrire un
best-seller de 600 pages sur l'histoire du cancer ?
L'idée est née grâce à une patiente qui m'a dit un jour : " Je suis prête à me traiter par chimiothérapie, mais je voudrais savoir contre quoi je me bats. "
Sa question, simple, m'a fait réfléchir : c'est finalement la même que
celle que se pose quelqu'un qui va être interné en hôpital
psychiatrique. S'il accepte d'être enfermé, il a besoin qu'on lui
explique où il est, comment il en est arrivé là et ce qui va se passer.
Mon projet a commencé ainsi, comme une exploration, et j'ai
travaillé pendant six ans, jusqu'à aboutir à un document de 1 800 pages !
J'ai ensuite réduit, mais à 600 pages, je ne pouvais plus recouper.
Quand j'ai envoyé les premiers manuscrits, j'ai eu deux types de
réactions : soit " personne ne va lire un aussi gros livre sur le cancer
", soit au contraire " j'ai envie de lire cela car quelqu'un dans ma
famille est concerné par telle ou telle tumeur ". C'est comme si le
monde était coupé en deux. Un grand éditeur de New York m'a carrément
répondu qu'il ne publiait pas de livres sur le cancer.
En tout cas, personne n'avait prédit un tel succès, mais
c'est parce que nous sous-estimons les lecteurs. Ils sont avides de
connaissances sur ce qui affecte leur vie. Si vous écrivez un livre qui
essaie de comprendre avec sincérité un sujet, les lecteurs répondront
avec sincérité. Depuis la parution, je reçois tous les jours des
témoignages. Un documentaire de six heures est même en préparation, qui
sera diffusé à la télévision.
Tout au long du livre, on a la
sensation de marcher dans les pas des personnages, de partager leurs
victoires et leurs échecs. De quelle façon avez-vous procédé pour rendre
le récit aussi vivant ?
J'ai consulté énormément
d'archives, lu des centaines d'interviews, interrogé de nombreuses
personnes : descendants des pionniers des traitements des leucémies,
historiens de la mastectomie par exemple, spécialistes des soins
palliatifs... Et puis, j'ai beaucoup voyagé.
Un livre doit être enraciné quelque part, c'est important
pour s'imprégner des ambiances. Le mien est surtout ancré aux
Etats-Unis, le pays où je vis, mais pas exclusivement. Ainsi, j'ai passé
quelques jours à Malmö, dans le sud de la Suède, là où ont été menées
les premières grandes études évaluant l'efficacité de la mammographie.
J'ai rencontré des médecins qui y avaient participé, mais surtout j'ai
vu cette ville de mes propres yeux. Cela m'a ouvert l'esprit et aidé à
écrire. A l'époque où ces essais sur la mammographie ont été conduits,
dans les années 1960-1970, Malmö était assez isolée : c'était loin de
Stockholm, et il n'y avait pas le pont avec le Danemark. Sa population
était assez stable, avec peu de migrations. Si l'on ajoute à ces
caractéristiques la tradition des registres de santé des pays nordiques,
cette ville suédoise était donc un site idéal pour ce type de
recherches. C'est ce qui explique qu'elles ont été réalisées à Malmö, et
pas à Paris ou à New York.
Je me suis aussi rendu dans la maison où avait vécu un
enfant mort de leucémie dont je parle au premier chapitre. Bien sûr,
j'aurais pu écrire sans y aller, mais cela n'aurait pas été mon livre.
Pour arriver à accoucher de cet ouvrage, il a fallu faire un véritable
pèlerinage au pays du cancer, chercher des " patients zéro " - par analogie avec les premiers cas répertoriés lors d'une épidémie infectieuse - ,
aller sur le terrain. Souvent, l'histoire de la médecine est écrite
comme si les patients n'existaient pas mais c'est stupide, c'est comme
si l'on décrivait une procédure en ne parlant que de l'abstrait.
De Sidney Farber, qui a testé les premières chimiothérapies pour les
leucémies, à George Papanicolaou, inventeur des frottis pour dépister
les tumeurs du col de l'utérus, vous retracez le parcours parfois épique
de nom
breux pionniers de l'histoire des cancers. Lesquels vous ont le plus marqué ?
J'ai
été très intéressé par Sidney Farber et, surtout, par la transformation
de ce scientifique en défenseur de la lutte contre le cancer sur la
scène publique. Qu'est-ce qui pousse quelqu'un comme lui, qui travaille à
une toute petite échelle, à changer de dimension pour s'impliquer dans
la vie politique ? Le rôle qu'a joué Mary Lasker - qui s'est associée à Farber pour de grandes campagnes de levée de fonds -
est aussi fascinant. Cette femme très riche aurait pu se contenter de
vivre confortablement dans sa belle maison new-yorkaise, mais un jour
quelque chose l'a transformée en une " bonne fée de la recherche médicale ", selon les mots du magazine Business Week.
Le docteur William Halsted, qui a poussé la logique de la chirurgie
radicale du cancer du sein, m'a aussi beaucoup ému et intrigué, tout
particulièrement en raison de sa personnalité. Beaucoup disent que c'est
le méchant de l'histoire, mais, comme dit le dicton, l'enfer est pavé
de bonnes inventions.
Avez-vous travaillé plutôt comme un scientifique, un historien ou un romancier ?
Les trois en fait. L'idée d'un roman m'avait traversé
l'esprit, mais pourquoi inventer des personnages alors que ceux de la
vraie vie sont déjà si riches ? Le plus difficile a été de trouver la
forme. J'ai cherché dans la littérature une référence qui correspondrait
à l'architecture que je voulais donner à mon livre mais je n'ai pas
vraiment trouvé, alors j'ai inventé. J'ai cependant été inspiré par des
ouvrages comme celui de Michel Foucault sur l'histoire de la folie et
celui de Richard Rhodes sur la bombe atomique. Plus que se cantonner à
des logiques de temps ou d'espace, le principal est l'histoire d'une
idée. Réaliser cela a été libérateur. C'est comme entrer dans une grande
pièce, ou un château. A partir de là, on est libre, et c'est
l'architecture qui va vous guider pour peindre une toile globale.
Ma démarche a aussi été très scientifique. Ainsi, de ma
propre initiative, j'ai envoyé le manuscrit à une centaine de lecteurs
aux quatre coins du monde, pour avoir leur avis sur l'ensemble ou sur
certaines parties bien précises. Tous, absolument tous, ont accepté.
Cette démarche, qui s'apparente au processus de relecture d'un article
scientifique par les pairs, m'a permis de faire des corrections et
d'améliorer le texte.
Qu'est-ce que cette biographie a changé pour le chercheur et médecin que vous êtes ?
Ce
livre est enraciné dans le passé, mais il est aussi complètement tourné
vers l'avenir. Il a profondément fait évoluer ma vision et mon travail.
Au quotidien, je suis spécialisé dans les leucémies, et surtout les
préleucémies. Maintenant, je comprends mieux pourquoi la petite échelle,
celle du microscope, s'inscrit dans une perspective plus globale, comme
si on faisait un zoom arrière. Et puis, cela a créé une conversation
avec mes patients, et bien au-delà.
Propos recueillis par Sandrine Cabut
" L'Empereur de toutes les maladies. Une biographie du cancer ",
de Siddhartha Mukherjee, traduction de Pierre Kaldy (Flammarion, 649 pages, 23 €).
© Le Monde
Pour Christian Chabannon, professeur de
biologie cellulaire à l'université d'Aix-Marseille, les banques
publiques de tissus et les unités de thérapie cellulaire doivent se
réorganiser pour anticiper l'arrivée des firmes pharmaceutiques
Vers la marchandisation des greffes de cellules et tissus ?
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Christian Chabannon
est responsable de l'unité de thérapie cellulaire de l'Institut Paoli-Calmettes, centre de lutte contre
le cancer de Marseille,
et médecin coordonnateur du Centre d'investigations cliniques en biothérapie, CBT-510 Inserm.
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Les greffes de
cellules, tissus et organes permettent de traiter des patients souffrant
de défaillances organiques ou tissulaires ou, pour les greffes de
moelle osseuse, d'exercer un effet immunothérapeutique vis-à-vis de
formes graves de cancers. Les Américains E.D. Thomas et J. Murray, Prix
Nobel de médecine en 1990 pour, respectivement, leurs travaux sur les
greffes de cellules de moelle osseuse et de rein, ont récemment disparu ;
la millionième greffe de moelle osseuse a été célébrée ; la planète
compte plus d'un demi-million de personnes vivantes ayant reçu ce
traitement. Les progrès de la biologie devraient promouvoir l'essor des
greffes de cellules et tissus en médecine régénérative.
Dans les pays industrialisés et émergents, ces traitements
sont accessibles aux patients grâce à l'intervention d'équipes
travaillant au sein d'établissements de santé ; en France, il s'agit
d'hôpitaux, souvent publics, ou de l'Etablissement français du sang. A
l'inverse des approches pharmacologiques classiques, pour lesquelles la
production et la commercialisation de médicaments sont assurées par des
établissements pharmaceutiques appartenant à des sociétés mondialisées,
les industriels sont moins présents dans ce secteur et fournissent des
dispositifs médicaux et des réactifs utilisés aux étapes de prélèvement
ou de conservation. Ces pratiques médicales sont rarement harmonisées et
font intervenir des opérateurs de petite taille, organisés à une
échelle locale ou régionale : banques de tissus ou unités de thérapie
cellulaire, dont les activités sont autorisées, en France, par l'Agence
nationale de sécurité des médicaments et des produits de santé (ANSM).
Ce schéma d'organisation est en train d'évoluer avec
l'introduction en Europe, depuis 2007, de réglementations nouvelles
définissant une nouvelle classe de produits thérapeutiques appelés "
médicaments de thérapie innovante " (MTI) dans la législation française.
Comme leur nom l'indique, ces nouveaux produits thérapeutiques ont le
statut de médicaments, ce qui les distingue des préparations de thérapie
cellulaire (PTC) distribuées par les banques de tissus et les unités de
thérapie cellulaire.
Les MTI font l'objet d'une autorisation de mise sur le
marché par l'Agence européenne du médicament, là où les PTC sont
produites et distribuées dans le cadre d'autorisations de procédés
délivrées par l'autorité sanitaire nationale : l'ANSM, en complément de
l'autorisation d'activité déjà décrite. Les greffes d'organes sont peu
concernées par cette nouvelle réglementation, puisque ceux-ci ne font
pas l'objet de transformations ou de modifications significatives avant
leur réimplantation.
Sont classés comme MTI des produits thérapeutiques
incorporant des éléments dérivés du corps humain : cellules ou tissus
faisant l'objet de transformations complexes (ingénierie cellulaire ou
tissulaire, couplage à des biomatériaux, manipulation génétique)
susceptibles de modifier leurs propriétés fonctionnelles de façon
significative. Sont aussi classés comme MTI des cellules ou tissus
faisant l'objet de transformations minimales après leur prélèvement,
mais réimplantés dans un tissu ou organe distinct de celui dont ils sont
issus.
Ainsi, la réinjection dans le coeur de cellules prélevées
dans la moelle osseuse - approche en cours d'évaluation pour traiter
certaines affections cardio-vasculaires - nécessitera que les cellules
soient produites et distribuées par un établissement pharmaceutique et
non une unité de thérapie cellulaire, comme c'est le cas pour une greffe
de moelle traditionnelle.
Le règlement européen sur les MTI modifie le centre de
gravité du fragile équilibre qui régit l'organisation de ces activités.
La question est de savoir si la production et la distribution de ces "
cellules ou tissus médicaments " doivent se rapprocher du modèle de la "
molécule médicament ", ou si les particularités liées à l'origine de la
" matière première biologique ", obtenue d'un patient ou d'un donneur
et associée à une variabilité interindividuelle significative,
justifient le maintien d'une organisation distincte telle qu'elle est
actuellement en place.
A court terme, alors que la démonstration du " service
médical rendu " par ces nouvelles biothérapies reste largement
préliminaire dans le domaine de la médecine régénérative, il paraît
indispensable que les banques de tissus et unités de thérapie cellulaire
puissent continuer à être des acteurs de la recherche clinique dans ce
domaine. Les banques de tissus et unités de thérapie cellulaire
françaises sont aujourd'hui en situation de concurrence défavorable par
rapport à des banques de tissus et unités de thérapie cellulaire
d'autres Etats membres de la communauté européenne, en particulier du
nord de l'Europe, où la mise en conformité avec les exigences du
règlement européen sur les MTI a été entreprise plus tôt.
Ces exigences réglementaires nouvelles font peser des
contraintes financières accrues, alors même que beaucoup
d'établissements de santé français traversent des temps difficiles en
matière de capacités d'investissements. Seul le regroupement des
compétences et des moyens permettra de faire face à ce défi. A moyen
terme, le règlement européen sur les MTI ouvre la voie à
l'industrialisation des procédés d'ingénierie cellulaire et tissulaire
et à l'irruption des laboratoires pharmaceutiques dans ce secteur
d'activité, avec l'espoir de voir émerger de nouvelles activités
industrielles en pharmacie et santé.
Il peut s'agir d'une bonne nouvelle pour les patients si ce
dispositif favorise l'innovation et l'accès à de nouveaux traitements
dans le domaine de la médecine régénérative ou de la prise en charge des
cancers. Néanmoins, le coût des rares MTI autorisés depuis la
publication du règlement européen et les enjeux éthiques associés au
prélèvement sur l'être humain de la " matière première " biologique
nécessaire à la production de ces produits thérapeutiques incitent à
évaluer attentivement cette transition historique. Les évolutions
techniques et scientifiques ne pourront être diffusées que si de
nouveaux modèles économiques émergent.
Le modèle français d'organisation, qui intègre les principes
très respectables de non-commercialisation des éléments dérivés du
corps humain et d'égalité d'accès aux soins, va devoir évoluer dans un
contexte de mondialisation et de compétition accrues. Les activités de
greffes de cellules et tissus seront, au cours des prochaines années, en
partie transférées vers des opérateurs industriels implantés sur le
territoire national, ou en dehors.
La réflexion doit être engagée sur les capacités des équipes
médico-scientifiques françaises à s'adapter aux évolutions de leur
environnement pour favoriser l'accès des patients de notre pays à ces
traitements innovants prometteurs, pour que la France garde un rôle
prééminent dans leur développement tout en conservant le respect de
principes éthiques fondateurs pour notre collectivité. Ces
interrogations sont transversales à d'autres activités : une
illustration récente en est fournie par le rapport Véran, qui souligne
les nécessaires adaptations du dispositif français pour la production de
produits sanguins et de médicaments dérivés du sang.
© Le Monde
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