Les femmes de ménage, c'est connu, sont des analphabètes - rusées, parfois, " mais sans grande intelligence ", comme le reconnaît d'elle-même, dans L'Apocalypse des travailleurs,
l'une de ces prolétaires à la triste cervelle. Quant aux vieux intellos
bourgeois, plus l'âge avance, plus ils ne pensent qu'à ça. La preuve en
est donnée par Gregorio Ferreira, célibataire endurci et retraité
oisif, qui poursuit son employée de maison de ses baisers " terreux ", abusant de sa position de patron pour l'humilier, la peloter et plus encore.
Comment faire de l'or avec des clichés ? Comment faire de
l'humain avec ces pantins aliénés, qui ont si bien assimilé les poncifs
qu'on leur a collés sur le front ? En prenant ces clichés au sérieux,
répond l'écrivain portugais Valter Hugo Mãe : en les faisant grossir
sous la loupe de la fiction, puis en les retournant comme un gant, avant
d'en tirer des histoires d'amour, tragiques et drôles, plus vraies que
nature.
L'action se passe dans la ville de Bragance, grosse bourgade
du nord du Portugal, avec des allers-retours en Ukraine, et, surtout,
de longues escales aux portes du paradis. C'est là que tout commence.
Dans ses rêves, Maria da Graça, femme de ménage de son état, grande
amoureuse devant l'éternel, brûle d'en franchir le seuil. Mais saint
Pierre se montre un cerbère intraitable. Comment peut-elle " espérer le pardon ", elle qui s'est soumise à son " prédateur " de patron, au lieu de fuir ? Maria da Graça devine que ce " salaud " de saint Pierre est " au courant de ses turpitudes ".
Prisonnière de mots qui ne sont pas les siens, la bonne de
Bragance, tout comme son amie Quitéria, prostituée occasionnelle, et son
jeune amant ukrainien Andriy, moderne trimardeur, se débat dans le
fouillis terrible de sa vie. Maria est payée au noir, comme tout le
monde - ou presque. Nous sommes dans l'Europe de la récession, où les
repères et les valeurs sont devenus précaires : le travail, la morale,
comme le bonheur. Les vieilles classes dirigeantes ne dirigent plus
grand-chose : " Monsieur Ferreira ", homme de gauche, moyennement
pervers et hautement cultivé, amoureux de Rilke, de Goya et de Mozart,
finit par se suicider en se jetant par la fenêtre. En revanche, le mari
de Maria da Graça, puéril et macho, survivra, malgré les gouttes de
javel que sa naïve et pragmatique épouse verse dans sa soupe du soir. Le
Bien et le Mal ne sont jamais là où l'on croit - nous souffle le
romancier. Si tant est que ces mots aient encore un sens.
La conquête des mots
Les deux copines/femmes de ménage, sorte de Thelma et Louise
revisitées, en font l'expérience quotidienne. Elles n'ont pas la
candeur vertueuse ni la violence des héroïnes du film de Ridley Scott
(1991). Si elles prennent leur envol, après un long chemin commun, c'est
chacune dans son coin. L'essentiel est qu'elles finissent, l'une et
l'autre, par prendre leur destin en main : L'Apocalypse des travailleurs
entraîne ses héroïnes dans un voyage vers la maturité, l'acceptation de
soi, plus que vers l'émancipation. Dans ce lent et chaotique parcours,
l'apprentissage du corps (de ses désirs, de ses dégoûts) et la conquête
des mots sont intimement liés.
L'un des premiers poèmes de Valter Hugo Mãe, publié en 1996 (mais non traduit), s'intitulait " Silencioso corpo de fuga "
(" Corps silencieux de fugue "). Mãe est sans nul doute un obsédé... Le
corps des gens, ce qu'on en fait, ce qu'ils/elles en pensent, en font :
là est le sujet de son formidable roman, à l'écriture délicate et crue,
d'une construction subtile. Maria et Quitéria n'ont que leurs corps de
quadragénaires ordinaires à vendre ou à offrir - aux parquets sales, aux
hommes et aux morts (puisqu'elles travaillent aussi, de temps en temps,
comme pleureuses, lors des enterrements). Le bel Andriy, lui non plus,
n'a guère le choix : acceptant les emplois les plus durs, sur des
chantiers, le plus souvent, le jeune immigré rêve de se blinder contre
tout sentiment qui pourrait l'affaiblir et empêcher la " progressive métallification de son corps ".
La survie de ses parents adorés, restés en Ukraine et hantés par les
souvenirs de la famine sous Staline, en dépend - croit-il.
Ecrit sans virgule et sans majuscule, le roman de Valter
Hugo Mãe peut se lire comme un hommage au grand écrivain António Lobo
Antunes qui, parmi les premiers, s'était proposé de " rompre avec la ligne droite du récit classique et l'ordre naturel des choses ". C'est sans effort aucun que le lecteur suit les démêlés de la tendre Maria et du suicidaire " Monsieur Ferreira "
; sans même y penser qu'il observe la longue marche de Quitéria et
d'Andriy, tant l'écriture est à la fois fluide, entraînante, finement
rythmée. L'Apocalypse des travailleurs, troisième volet d'une
tétralogie, entamée en 2004 et achevée en 2010, est le premier roman
traduit en français de Valter Hugo Mãe, né en 1971 en Angola. Son Apocalypse est l'une des plus réjouissantes découvertes de l'automne.
Catherine Simon
L'Apocalypse des travailleurs
(O apocalipse dos trabalhadores),
de Valter Hugo Mãe,
traduit du portugais par Danielle
Schramm, Métailié, 208 p., 18 €.
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