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souvenir des émeutes de 2005, déclenchées par la mort de deux
adolescents de Clichy-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), poursuivis par la
police, dans un transformateur électrique, hante la rentrée littéraire.
A l'oeuvre dans Les Renards pâles, de Yannick Haenel (Gallimard, « L'Infini »
, lire « Le Monde des livres » du 23 août), on le retrouve dans
Les Saisons de Louveplaine, de Cloé Korman, et
L'Esprit de l'ivresse,
de Loïc Merle. Au-delà du motif insurrectionnel présent dans les deux
derniers textes à des degrés divers, ce qui frappe est la manière dont
les deux auteurs, âgés respectivement de 30 et 35 ans, se sont emparés
de la banlieue pour en faire leur matériau romanesque.
Comment sont nés vos romans ?
Cloé Korman Mon premier roman,
Les Hommes-couleurs (Seuil, 2010),
parlait d'émigration, et il m'a semblé évident de continuer à suivre ce
fil, en donnant le point de vue des migrants à leur arrivée. J'ai
imaginé l'histoire de Nour, une jeune femme algérienne à laquelle son
mari, installé en France, ne donne plus de nouvelles ; elle part à sa
recherche dans la ville de Louveplaine, où il est censé habiter. Elle
est aidée dans sa quête par des adolescents du quartier. Je ne savais
pas comment j'allais faire parler mes héros. Alors j'ai organisé un
atelier d'écriture avec des lycéens à La Courneuve (Seine-Saint-Denis)
pendant six mois. Je les ai retrouvés une fois par semaine pendant six
mois : ils devaient écrire le portrait d'un proche. Toute une galerie de
personnages a pris forme là, et j'ai appris énormément de choses. Le
roman est né de la rencontre entre l'histoire que j'avais imaginée et
cette expérience.
Loïc Merle Je voulais dire quelque chose
de mes 20 ans, qui ne soit ni ironique ni sarcastique. S'est ajoutée à
cela la rencontre avec un quartier dit « difficile » d'Argenteuil
(Val-d'Oise), où j'ai travaillé comme professeur d'histoire-géographie.
J'y étais pendant les émeutes de 2005. J'ai voulu, sous la forme
romanesque, parler de ce quartier, des gens qui y vivent, et puis du
silence qui a suivi les émeutes. Cet environnement était nouveau pour
moi, et mon expérience à Argenteuil m'avait permis d'aller à rebours de
tous les clichés. Il m'a semblé intéressant de bâtir une fiction à
partir de tout cela.
C. K. 2005 a beaucoup compté pour moi
aussi. J'ai énormément lu à ce sujet, et j'ai assisté, l'année
dernière, aux débats de la Cour de cassation, qui a cassé le non-lieu
prononcé en faveur des policiers. Il y avait ce point aveugle et
horrible : que se passe-t-il dans un transformateur électrique ? Ce seul
mot me mettait très mal à l'aise par rapport à un terme comme «
intégration ».
L'émeute est centrale dans « L'Esprit de
l'ivresse », périphérique dans « Les Saisons de Louveplaine », mais
présente. Comment regardez-vous la présence récurrente du thème dans
cette rentrée littéraire ?
L. M. C'est peut-être la queue de comète des « années Tarnac »
[du nom du groupe soupçonné d'avoir saboté les caténaires d'une ligne de TGV en 2008].
Mais il ne faut pas que cela devienne un thème à la mode. Ni être
malhonnête en prétendant que mon roman est un brûlot. C'est une fiction !
Ce qui m'intéresse, ce sont des questions : quand est-ce que ça craque ?
quand la rupture du contrat social finit-elle par survenir, à force de
laisser des quartiers à l'abandon, ou d'y envoyer des flics brutaux ?
C. K.
En ce qui me concerne, parce que j'étais obsédée par ce qui s'était
passé en 2005, je ne pouvais pas faire l'impasse sur cette dimension
violente : il ne s'agissait pas d'écrire un roman angélique. Plus
généralement, je crois qu'une colère très forte est montée pendant la
présidence de Nicolas Sarkozy. Elle a pu s'exprimer par le pamphlet ou
le pastiche, mais ce n'est pas satisfaisant. Quand on a la capacité de
produire du romanesque, la contre-attaque est beaucoup plus
intéressante.
Les langues respectives de vos textes, très
différentes, sont à mille lieues de celle que l'on associe d'ordinaire à
la banlieue. Comment les avez-vous élaborées ?
L. M.
Mimer un parler « classes populaires » avec une langue pauvre me
hérisse. J'avais commencé par écrire quelque chose de très direct, très
énergique, mais ça sonnait faux. Alors j'ai voulu employer la plus belle
langue possible. Le travail d'écriture me semble être le meilleur moyen
pour combattre le cliché qui s'accroche à la banlieue et à
l'immigration. C'est l'arme de l'écrivain
C. K. En tant
qu'écrivain, tout ce que je peux, c'est faire entendre des mots. Rendre
sensible le rythme d'une phrase ou d'un accent, mettre en évidence la
différence des registres entre la langue du quotidien et celle, beaucoup
plus solennelle, que les adolescents peuvent employer pour parler de
leurs relations sentimentales. Je ne voulais pas plaquer du « littéraire
», mais rendre littéraire ce qui était là.
Aviez-vous des références en tête ?
L. M. Je pense à
Vies minuscules, de Pierre Michon (Gallimard, 1984). Il parle de
« petites gens » dans une langue magnifique.
C. K.
J'avais le souvenir de phrases de Céline, notamment pour les points
d'exclamation, si rares dans la littérature française. Dans un genre
très différent, j'avais en tête des paroles de rap, qui pouvaient aller
des chansons de R'n'B sans queue ni tête aux textes de NTM, dont
certaines expressions ont été intégrées au langage courant par ma
génération.
Comment avez-vous travaillé sur la topographie du quartier des Iris et de Louveplaine ?
L. M.
Je voulais que les Iris deviennent un personnage à part entière du
roman. Je me suis inspiré du quartier d'Argenteuil que j'ai connu, mais
senti libre de changer les choses en fonction de l'intrigue. J'ai
procédé en faisant des cartes.
C. K. Moi aussi ! Il était
important que telle tour soit toujours au même endroit, que le soleil se
lève sur telle rue... J'ai été inspirée par le roman gothique anglais,
avec cette héroïne arrivant dans un endroit qui exerce une oppression
minérale sur elle, et la manière dont elle s'approprie les lieux, peu à
peu. C'était un enjeu politique de mettre en scène le fait qu'elle
s'habitue à cette ville, que les habitants ne sont pas, comme on les
présente trop souvent, d'éternels arrivants. Et il était important
aussi, littérairement et politiquement, que le lecteur, comme Nour,
apprenne à s'y repérer.
Avez-vous envie de continuer à arpenter ces territoires ?
L. M.
Il est bien possible que je revienne aux Iris par la fiction. Par
ailleurs, je parlais du silence qui a suivi les émeutes, du fait qu'un
roman est un moyen de le faire cesser. Mais un roman ne suffit pas à
tout épuiser.
C. K. Quand je terminais
Les Saisons de Louveplaine, j'ai beaucoup regardé la série américaine « Sur écoute » - où les cités de Baltimore, les
projects,
sont au coeur de l'intrigue, saison après saison. C'était important
pour moi qu'il y ait des scènes qui n'aient pas directement trait à
l'action, pour qu'on sente que, quand on tourne le dos, les personnages
continuent de se rencontrer. Et si j'ai pu donner cette densité-là,
alors peut-être que
Louveplaine est la matrice de textes à venir.
Raphaëlle Leyris
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