vendredi 24 janvier 2014

Safari scalpel à New Delhi, ou les périls du tourisme médical Monde Diplo dé c 2013

Inégalités sanitaires et bactéries résistantes

Safari scalpel à New Delhi, ou les périls du tourisme médical

Grippe aviaire, dengue, chikungunya rappellent que les épidémies voyagent dans les mêmes véhicules que les humains et les animaux. Aller se faire opérer à l’étranger peut paraître, à titre individuel, avantageux. Toutefois, le développement du tourisme médical n’est pas sans lien avec la montée en puissance de maladies résistant aux antibiotiques.
décembre 2012, par Sonia Shah
Lorsqu’on arrive à l’aéroport international de New Delhi, une signalétique très visible et des comptoirs spécifiques permettent aux personnes voyageant pour raisons médicales de franchir sans encombre le terminal des arrivées. En dix minutes, elles rallient l’hôpital Medanta de Gurgaon, ville satellite de la capitale indienne, grâce à une autoroute flambant neuve bordée de bâtiments rutilants abritant les bureaux de multinationales telles que Ray-Ban, Ericsson, 3M, Toshiba et Deloitte. A elle seule, cette autoroute résume l’histoire récente d’une économie indienne qui affiche une croissance vertigineuse de 6 à 8 % par an.
Au XXe siècle, des malades venus de pays en développement passaient les portes des hôpitaux occidentaux pour bénéficier de soins qui n’existaient pas dans leur pays. Désormais, la tendance s’inverse. Le coût de la santé s’envole aux Etats-Unis, les délais d’attente s’étirent dans certains pays d’Europe, et la demande de chirurgie esthétique explose. Aussi les patients occidentaux viennent-ils chercher dans les pays émergents des soins rapides et bon marché. L’industrie du tourisme médical prospère : on évalue son chiffre d’affaires dans le monde à 45 milliards d’euros. En 2012, selon le Deloitte Center for Health Solutions, branche santé du grand cabinet d’audit, plus d’un million six cent mille Américains auront entrepris un « safari scalpel », incluant visites touristiques et traitement chirurgical. Le secteur croît à un rythme effréné de 35 % par an.
Cent mille de ces Américains fréquenteront des structures comme l’hôpital Medanta, vaste ensemble neuf s’étendant sur dix-sept hectares à l’orée de New Delhi, où des chirurgiens de notoriété internationale règnent sur mille lits et quarante-cinq salles d’opération, tandis que des cadres coordonnent séjour médical et séjour touristique. Les clients viennent du Proche-Orient, d’Asie, d’Afrique, d’Amérique du Nord et du Sud. Les cliniques privées de ce genre fleurissent un peu partout en Inde, avec le soutien de dirigeants politiques désireux d’encourager les « services médicaux fournis aux patients d’origine étrangère » par le biais d’exonérations fiscales et autres avantages (1).

Une délocalisation comparable à celle
des centres d’appels

L’hôpital Medanta est un imposant bâtiment entouré d’un parc parfaitement entretenu. A l’intérieur, les murs en marbre blanc sont décorés de tableaux qui ne dépareraient pas dans un musée. Des jeunes femmes souriantes accompagnent les visiteurs étrangers jusqu’au salon qui leur est réservé, équipé de sièges profonds en cuir et de télévisions à écran plasma, où ils attendront confortablement leur admission pour une opération du cœur ou du genou.
« Nous pouvons réaliser une intervention chirurgicale en cardiologie pour moins de 5 000 dollars, assure le docteur Naresh Trehan, directeur de l’hôpital, avec des résultats aussi satisfaisants, voire meilleurs. » Un traitement similaire — sans l’accueil — coûterait cinq fois plus cher aux Etats-Unis. Les salaires moins élevés n’expliquent pas tout, selon le chirurgien : « Il y a beaucoup de gaspillage à l’Ouest, avec une inflation globale des frais généraux. Dans un hôpital, les responsables administratifs sont plus nombreux que les médecins ! » Ce n’est pas le cas en Inde, où les contrôles en matière de santé, de la prescription des médicaments à la formation des professionnels, sont limités voire inexistants.
Comme beaucoup de partisans du tourisme médical, le Dr Trehan considère que la chirurgie à l’indienne est une aubaine pour des systèmes de santé occidentaux en piètre état. Elle a donné lieu, au tournant des années 2000, à une délocalisation comparable à celle des centres d’appels, certaines entreprises y trouvant une réduction du coût des services à leurs clients allant jusqu’à 40 % (2). Des compagnies d’assurances américaines comme Blue Cross and Blue Shield ou Aetna ont ainsi réalisé des économies en inscrivant discrètement des cliniques indiennes ou d’autres pays en développement sur la liste des structures de soins dont elles acceptent de rembourser les factures (3).
Proposer une médecine sophistiquée à des étrangers alors que nombre d’Indiens n’ont pas accès aux prestations de base pose cependant quelques questions (4). « Nous devrions mettre de l’ordre chez nous avant de répondre aux besoins d’autres pays », estime ainsi le chirurgien Samiran Nundy, de New Delhi, connu pour ses critiques contre la privatisation du système de santé indien. Le pays consacre à la santé publique environ 1 % de son produit national brut (PNB), l’un des chiffres les plus bas du monde. Les conséquences ne surprendront personne : moins de la moitié des enfants sont correctement vaccinés, et un million d’Indiens meurent chaque année de tuberculose curable et de diarrhées évitables. Question de vie ou de mort, les frais de santé font basculer dans la misère presque quarante millions de personnes par an (5).
Les défenseurs d’une médecine ouverte aux patients extérieurs soutiennent que ce choix permet d’offrir de meilleurs soins aux nationaux en facilitant l’investissement dans des strutures hospitalières qui font cruellement défaut. « C’est comme la conquête de l’espace, expliquait le Dr Trehan dans un entretien, en 2005. Les gens se demandent pourquoi on y consacre de l’argent alors que tant de personnes souffrent de la faim. Ce n’est pas la question (6). »

Un habitant sur cinq risque de consommer
des denrées contaminées

Les patients soignés dans ces établissements bénéficient de techniques de pointe, mais aussi des antibiotiques les plus adaptés pour tenir en respect les infections postopératoires. Les égouts et les cours d’eau regorgent des résidus de leur activité, favorisant l’émergence de bactéries mutantes, résistantes aux antibiotiques. Ce phénomène met en relief d’autres aspects contestables du tourisme médical et du soutien que le gouvernement apporte au secteur.
Le docteur Chand Wattal, directeur de l’un des rares laboratoires indiens de microbiologie situés en milieu hospitalier, a annoncé en 2011 qu’une nouvelle forme de bactérie résistante avait été détectée dans l’hôpital de New Delhi où il travaille. Aucun des antibiotiques courants ne peut vaincre ce micro-organisme, pas plus que ceux utilisés en dernier recours, administrés par intraveineuse. Ces « superbactéries » sont porteuses du gène de résistance dit NDM-1, pour New Delhi métallo-bêta-lactamase — du nom du lieu où il a été identifié. Seuls deux antibiotiques sont capables de combattre, très imparfaitement, ces microbes, et il n’y a pratiquement pas de médicament en cours de développement. Le corps médical, affirme le Dr Wattal, est « totalement paniqué ».
Les bactéries multirésistantes constituent désormais un problème mondial, et l’on connaît par exemple les staphylocoques dorés résistants à la méticilline (SARM) qui infestent les hôpitaux occidentaux, de Londres à New York. Mais en Inde, le tourisme médical, la pauvreté et les politiques publiques forment une combinaison inquiétante, favorisant leur émergence et leur diffusion.
La première infection a été dépistée en 2008 chez un patient suédois qui avait été soigné peu de temps auparavant en Inde. L’année suivante, les autorités médicales britanniques lançaient l’alerte : plusieurs personnes hospitalisées en Inde et au Pakistan étaient victimes de bactéries NDM-1. Trois cas furent découverts aux Etats-Unis en 2010 : il s’agissait là aussi de patients ayant été soignés en Inde (7). Depuis, des infections à bactéries NDM-1 ont été signalées dans trente-cinq pays, bien souvent chez des voyageurs revenant d’Inde. On sait également que les bactéries NDM-1 ont commencé à se répandre plus largement, colonisant des individus qui n’ont jamais séjourné dans le sous-continent indien.
Mais c’est en Inde même que la propagation risque d’être très rapide. Le gène NDM-1 apparaît dans une famille de bactéries dont l’enveloppe cellulaire est à la fois toxique et résistante. Quantité de ces germes — dits « à Gram négatif » — colonisent l’intestin humain ; ils prospèrent dans les environnements dépourvus d’installations sanitaires et se transmettent d’hôte à hôte par le biais de l’eau et des aliments souillés. Tandis que le tourisme médical se développe, les installations d’assainissement restent rudimentaires dans bien des cas. A New Delhi, 65 % seulement des eaux usées subissent un traitement correct ; un habitant sur cinq vit dans un bidonville surpeuplé et risque de consommer de l’eau ou des aliments contaminés (8). Aux portes de Medanta, une foule s’active et des montagnes de détritus s’entassent. Des vendeurs à la sauvette proposent des jus de fruits frais et des légumes disposés sur des carrioles en bois. Un petit ruisseau resurgit juste devant l’entrée de la clinique ; ses rives envahies par les herbes sont parsemées de débris et d’ordures. A quelques kilomètres de là, dans un bidonville, les enfants jouent nu-pieds dans un étroit passage bordé d’égouts à ciel ouvert.

Restreindre la vente et l’utilisation
de certains antibiotiques

En avril 2011, des chercheurs découvrent les bactéries NDM-1 dans des échantillons d’eau potable et des flaques de la capitale. Elles pullulent déjà dans les réserves d’eau et les sols. Tim Walsh, microbiologiste de l’université de Cardiff, estime que cent à deux cents millions d’Indiens sont porteurs du micro-organisme. Le climat tropical favorise sa prolifération ; le risque s’accroît à la saison des pluies, en raison des températures élevées et des inondations.
De meilleurs soins de santé pour les pauvres, une amélioration de l’hygiène hospitalière, un usage plus judicieux des antibiotiques pourraient contenir la menace. Mais la fierté nationale, alimentée par des années de croissance galopante, s’y oppose. Responsables politiques et autorités compétentes ont nié ce problème de santé publique et accusé les chercheurs de participer à une « conspiration destinée à affaiblir le tourisme médical en Inde », selon les termes de l’Indian Express (15 août 2010). La chaîne de télévision anglaise Channel 4 News a révélé que, lors de la publication des premiers rapports, le gouvernement a envoyé des lettres menaçantes aux chercheurs ayant travaillé sur le sujet avec des scientifiques britanniques (9). Walsh, responsable de bon nombre de ces études, affirme que ses collaborateurs indiens ont subi des pressions pour désavouer leurs propres recherches ; lui-même est désormais persona non grata en Inde. « A en croire le gouvernement indien, s’amuse-t-il, je suis l’incarnation du diable et je me nourris de chair fraîche. C’est une chasse aux sorcières. »
Les autorités lui ont d’abord reproché d’avoir donné à ces bactéries le nom de la capitale indienne... La polémique prenant de l’ampleur, le gouvernement a institué une commission chargée de plancher sur la résistance aux antibiotiques et a lancé une idée ambitieuse : interdire la vente de ces médicaments sans ordonnance et restreindre au seul cadre hospitalier l’utilisation des antibiotiques de dernière ligne administrés par intraveineuse. En août 2011, les pharmaciens se sont mis en grève contre cette mesure, et le texte a été retiré (10). « Cette commission était de pure circonstance », assure M. Ramanan Laxminarayan, de la Fondation indienne pour la santé. La mesure proposée aurait eu des répercussions sur une vaste palette de médicaments au-delà des antibiotiques, et aurait privé les habitants des zones rurales pauvres d’antibiotiques salvateurs, estiment de concert MM. Wattal, Laxminarayan et bien d’autres. Elle avait d’autant moins de chances d’être appliquée que les politiques sanitaires incombent aux Etats indiens, et non à l’Etat fédéral.
Un progrès significatif dans la lutte contre les bactéries NDM-1 paraît aujourd’hui improbable — du moins aussi longtemps que les patients aisés du monde entier continueront d’affluer sur les divans en cuir de Medanta et d’autres cliniques indiennes.

Journaliste, auteure de The Fever : How Malaria Has Ruled Humankind for 500,000 Years, Farrar, Straus & Giroux - Sarah Crichton Books, New York, 2010. Ce reportage a été pour partie financé par une bourse du Pulitzer Center on Crisis Reporting.
(1)  Amit Sengupta et Samiran Nundy, « The private health sector in India », British Medical Journal, n° 331, Londres, novembre 2005.
(2)  « Back office to the world », The Economist, Londres, 3 mai 2001.
(3)  Roseanne White Geisel, « Few US employers book passage on the ship of medical tourism », Business Insurance, New York, 10 mars 2008.
(4)  Ramanan Laxminarayan et Nirmal K. Ganguly, « India’s vaccine deficit : Why more than half of Indian children are not fully immunized, and what can — and should — be done », Health Affairs, n° 6, Bethesda (Etats-Unis), 8 juin 2011.
(5)  Y. Balarajan, S. Selvaraj et S. V. Subramanian, « Health care and equity in India », The Lancet, Londres, 5 février 2011.
(6)  Amelia Gentleman, « Lines drawn in India over medical tourism », International Herald Tribune, Neuilly-sur-Seine, 3 décembre 2005.
(7)  « Detection of Enterobacteriaceae isolates carrying metallo-beta-lactamase : United States, 2010 », Centers for Disease Control and Prevention, Atlanta, 25 juin 2010. Version en ligne : 29 avril 2011, http://www.cdc.gov/mmwr/preview/mmw...
(8)  Lire Maggie Black, « Le tabou des excréments, péril sanitaire et écologique », Le Monde diplomatique, janvier 2010.
(9)  Tom Clarke, « Drug resistant superbug threatens UK hospitals », Channel 4 News, 28 octobre 2010.
(10)  Alice Easton, « Regulating over-the-counter antibiotic sales : What will “schedule HX” mean for India ? », Center for Disease Dynamics, Economics & Policy, Washington, DC, 2 août 2011.

Dans une autre langue


Aucun commentaire: