Sommaire
Page 141 à 152
À propos d'un conte malgache
Surnaturel et Littérature dans l'Océan Indien
Page 153 à 171
Michèle Rakotoson et Jean-Luc Raharimanana : Dire l'île natale par le ressassement
Page 195 à 212
Histoire et mémoire : variations autour de l'ancestralité et de la filiation dans les romans francophones réunionnais et mauriciens
Page 213 à 234
Poétique du mélangue et du malang dans le roman réunionnais contemporain : À L'angle malang. Les Maux d'icide Jean-Louis Robert
notes et documents
Page 235 à 242
La poésie réunionnaise et mauricienne en langues créoles : entre proximité et éloignement
Page 249 à 252
Résumé
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Michèle Rakotoson et Jean-Luc Raharimanana : Dire l’île natale par le ressassement
Les
textes des deux figures les plus représentatives de la nouvelle
littérature malgache d’expression française révèlent une tendance
commune
à la réitération. Michèle Rakotoson et Jean-Luc Raharimanana reviennent
sans cesse sur certains thèmes remettant en scène un type particulier de
personnage. On retrouve la même tonalité sombre dans chacun de leurs
écrits. Leurs textes sont l’espace de la récurrence, de la
reformulation.
2
Donnée
omniprésente, Madagascar apparaît comme l’obsession des
auteurs. Leur rapport à l’île natale, celui qu’entretiennent leurs
protagonistes avec leur condition d’insulaires, nous sont d’emblée
présentés comme
problématiques : empreint d’une intensité particulière, presque de
violence,
le lien à la terre malgache est paradoxal, fait d’un attachement
singulier,
indéfectible et de rêves de fuite, de rejet.
3
Induit par « la conjoncture » héritée d’une histoire prédatrice qui se
répète depuis l’origine, le ressassement
[1]
Il s’agit ici, bien entendu, d’un instrument descriptif,...
[1]
apparaît, dans un premier temps,
comme la seule forme apte à dire et à figurer une île carcérale, cruelle et
stérile. Mais il se révèlera symptomatique d’un mal insulaire plus profond.
Notre analyse tentera de montrer qu’il signifie ici plus qu’un figement de
l’écriture, que d’une posture statique et dépressive, nés d’une vision sombre
du lieu natal. Le libérant de toute connotation négative, l’étymologie du mot
exhibe un effort, une progression : ressasser signifie passer et repasser par
le sas, le crible. Sas, de setacium, seta,
la soie, désigne une pièce de tissu
montée sur un cadre de bois, servant à filtrer différentes matières. En
la
ressassant, les textes tenteraient donc de faire passer et repasser
l’île natale
par le tamis de l’esprit et de l’écriture, pour tâcher d’en retenir des
éléments toujours plus fins. Le ressassement se laisse entrevoir comme
une
« machine de guerre »
[2]
Diva Barbaro Damato, « La répétition dans les essais...
[2]
: une tentative pour traverser les apparences. Désir
de déterrer ce qui est enfoui, il se veut essai de thérapie.
Ressasser la clôture et le figement : la malédiction de l’île et de son écriture
4
« Répétition »,
« réitération », « retour », « variation ». Aucun terme ne
semble convenir aussi bien que celui de « ressassement » pour désigner
le
mode d’écriture de Rakotoson et de Raharimanana, leur marque de
fabrique,
cette façon qu’ont leurs textes de revenir sur des idées-phares et de
s’y
attarder. D’un écrit et d’une page aux autres, on ne peut que noter la
persistance des mêmes motifs. Le même type d’anti-héros désabusé et
rempli
d’amertume est remis en scène, dans des situations dramaturgiques qui se
rejoignent et se complètent. Le tissu textuel se fait lieu de la
répétition, d’un
martèlement de mots, de refrains, de phrases. Des pans entiers de textes
précédents s’y voient réorchestrés.
5
M.
Rakotoson raconte l’histoire de Ranja, jeune journaliste désabusé,
qui fait la douloureuse expérience du retour au pays. Quittant
Tananarive
pour réaliser un reportage dans le Moyen-Ouest de l’île, sur le bain des
reliques royales, il découvre une contrée revêche, où il finira par
mourir. Dans
Henoÿ, fragments en écorce, c’est après avoir reçu l’avis officiel du décès
— du suicide — de sa femme que Tiana se met en route, « pour retrouver la
mémoire [de cette dernière] ». Après une traversée de lieux aimés et hantés,
il arrive à une place qui se trouve être celle de la ville de Tananarive, dans
une gigantesque décharge publique. Lalana est aussi une traversée du pays.
Naïvo, jeune homme de trente ans, emmène son ami Rivo, dévoré par le
sida, mourir au bord de la mer. D’une place de marché désertée et putride
aux trottoirs de Tananarive où l’on suit un petit loqueteux, riche d’avoir avalé
une pièce de 100 fmg, d’un dédale de ruelles sordides aux rivages de l’île,
Lucarne nous mène d’une tranche de vie insulaire à d’autres. Traînant le
corps décomposé de son amie, le narrateur de Nour, 1947 revisite la tentative de décolonisation avortée de cette année-là, et ponctue sa douloureuse
complainte d’éclats de légendes et d’histoire. La première partie de L’Arbre
anthropophage vagabonde elle aussi dans le passé malgache, des premières
migrations aux royaumes, en s’entrecoupant de méditations sur l’écriture ou
sur l’exil, de proverbes ou de fragments de mythes. La seconde nous ramène
à un présent encore brûlant. L’auteur y raconte la crise politique de 2002, la
transition houleuse de l’ancien au nouveau pouvoir, au cours de laquelle son
père est arrêté, emprisonné et torturé.
6
Au-delà
du décor, l’île natale se présente donc comme l’épicentre de
l’imaginaire, sa hantise. La préoccupation des auteurs semble être de la
dire
et, une occurrence ne suffisant pas, d’en corriger les contours, de
chercher
d’autres termes, plus appropriés, d’autres images, plus percutantes.
Madagascar et les sentiments qu’elle inspire se révèlent personnages
principaux
et sujets des récits abordés. « Nour. Jao. Siva. Benja. Haine ou amour d’une
terre qui a vu naître. », avoue Raharimanana. Tout nous y ramène : les protagonistes « vidé[s] de tout enthousiasme », les circonstances dans lesquelles
ils sont placés, les sujets abordés : tout n’apparaît que comme pré-texte
pour dire l’essentiel, le motif : l’obsession d’une terre vers laquelle s’efforce
et converge l’écriture.
7
Forçant
les refus potentiels et ignorant tout déni, l’île natale est
inlassablement présente. À travers les descriptions minutieuses de sa
topographie,
de ses paysages et de leurs spécificités, elle est littéralement assénée
au
lecteur. Elle s’impose aux personnages et s’insinue en eux en empruntant
tous les modes de perception qui les relient au monde, avec une
prédilection
pour l’odorat, pris d’assaut dès qu’un personnage entre en ville. Aux
narrateurs de M. Rakotoson, qui s’attardent sur les sons et les images
de Tananarive, qui agressent le regard et l’ouïe, sur « l’odeur, […]
tenace, gluante […],
qui se coll[ait] à vous, vous imprégn[ait] », répondent ceux de
Raharimanana,
frappés eux aussi par ce qu’ils voient et entendent et revenant,
invariablement, sur la pestilence chargée de l’air de Lucarne. Le caractère prégnant du
lieu s’ajoute au besoin que ressentent les personnages d’effectuer un voyage
dans le cœur de l’île et de s’y plonger, pour se faire miroir de la hantise de
l’écrivain : se réimmerger dans la terre malgache et l’écrire.
8
Mais s’il se dit en attraction, le lien au lieu natal apparaît surtout comme
une tension entre cet impérieux besoin et toute l’aversion que l’île génère.
Les textes mettent ainsi en exergue sur les défectuosités de « ce pays […],
si hostile » et s’y attardent : placée sous le signe de l’extrême, la nature est
décrite comme inclémente et dangereuse. Le vent, ironique, ricane devant la
déconfiture des insurgés de Nour, 1947.
Dans tous les textes, l’insulaire est
violemment confronté à des maux multiples : cyclones, inondations,
sécheresse ou malaria. Ramené à sa nullité, l’insulaire vit sa terre sur
les modes
de l’appréhension, de la prévention et de l’auto-défense. Sa vie nous
apparaît scandée par les caprices d’une nature qui alterne périodes de
calme et
déchaînements incontrôlables et laisse derrière elle des natifs et une
terre
exsangues et hébétés.
9
Pénétrant
dans le cœur de l’île, dans ses villes, ses villages, l’écriture en
ressasse la vétusté face à une modernité galopante, anachronique et
indécente au milieu de quartiers délabrés et rafistolés. Chaque région
visitée
répète une île fragile aux fondations bancales et dérisoires :
craquelées et
déliquescentes lorsqu’elles sont urbaines, elles s’étiolent et se
rabougrissent lorsque le texte quitte Tananarive. À une capitale
désagrégée, à ses
chaussées affaissées et à ses fondations délabrées, répondent le
dessèchement des provinces et l’hémorragie humaine subie par leurs
villages.
10
Les textes ressassent une île carcérale et anxiogène
[3]
Voir à ce propos M. Marson, « Madagascar ou l’insularité...
[3]
. Étau qui se resserre autour des protagonistes en
îlots concentriques de plus en plus étroits,
la terre natale est décrite comme une sorte de spirale renversée. La
première prison est constituée par les limites naturelles : aussi grande
qu’elle
soit, Madagascar est enfermée par l’océan. « Île ! […] tu n’es qu’une île ! »,
s’exclame à plusieurs reprises le narrateur de Nour, 1947. L’« enclosure »
est ensuite délimitée par la région, la ville ou le village, mondes clos sur eux-mêmes. Intra muros, chaque bâtisse, case ou masure, est un îlot minuscule
et irrespirable, comme le sont les logements d’étudiants de Lalana : vingt
mètres carrés chacun, où s’entassent cinq à six personnes, dans des conditions déplorables.
11
L’enfermement s’avère total : politique, économique et social, culturel,
familial et mental. L’islophobie ruminée par les textes est également générée par ce que M. Rakotoson appelle « la conjoncture ». Le contexte fait du
lieu natal, selon le mot de Ranja dans Le Bain des reliques, un « pays perdu,
foutu » : les textes s’appesantissent sur les violences et les
exactions du gouvernement précédent et sur celles du présent, lors de la
transition de 2002 ;
sur la déréliction dans laquelle baigne l’île depuis plus d’une
trentaine d’années ; sur la gabegie et la corruption qui y règnent.
L’écriture ressasse un
monde à deux vitesses, où le cossu frôle une majorité décalée, qui lutte
pour
une vie improbable et une survie pénible. La population est décrite
comme
n’ayant pour horizon que l’absence d’espoir, la pauvreté ou le
dénuement :
que des chaînes, en somme, qui perpétuent celles de ses pères. Le mot
qui
vient à l’esprit est celui de malédiction. « L’ombre a enflé le ventre de la mère
et nous a créés noirs et miséreux », psalmodie une voix, dans Nour, 1947. Les
anamnèses qu’effectuent, chacun à sa manière, les personnages, révèlent
« lalana » : une « route » tracée,
une « loi » qui semble régir l’île, une sombre fatalité qui s’acharne
sur elle. Modelée par l’histoire cruelle, « la conjoncture » en réitère les principaux schémas.
12
Les
textes se projettent dans le passé de l’île et se dirigent vers le
temps
des origines. Ils revisitent les espoirs déçus et les trahisons
fratricides de l’insurrection de 1947, les heures coloniales,
l’esclavage multiforme. Reprenant
parfois des passages entiers de Nour, 1947, L’Arbre anthropophage
revient
sur la traite et réactualise les cargaisons humaines délestées en pleine
mer.
D’autres passages réinterprètent le mythe des Vazimba, premiers
autochtones bannis des généalogies avant d’être transformés en déesses
des eaux
et autres créatures surnaturelles par la mémoire populaire : Tiana, dans
Henoÿ : fragments en écorce, se souvient d’une princesse des eaux, à laquelle
répond Dziny, figure omniprésente de Nour, 1947, à la fois femme d’eau et
refrain, qu’appellent et que chantent les enfants déçus de l’insurrection, en
se jetant du haut d’une falaise… Les anamnèses effectuées revisitent les
créolisations
[4]
Selon Édouard Glissant, « Métissage et Créolisation »,...
[4]
originelles de l’île : réactualisant l’arrivée de
différentes strates de migrants en terre malgache et leurs guerres
intestines, elles soulignent que les rencontres de cultures ont généré
des luttes pour la conquête
de terres et du pouvoir, de petites pacifications et des colonisations.
Ressassant, donc, un passé fait de violence et de prédation, ces retours
en arrière
nous dévoilent une île toujours déjà emprisonnée dans le cercle vicieux d’un
éternel retour.
13
« Je connais déjà l’histoire […]. Je connais déjà l’histoire et m’apprête à
la revivre […]. Je connais déjà l’histoire et ne cesse de la revivre. Je connais
déjà l’histoire. Je connais déjà la servitude », s’exclame Raharimanana.
Cette anaphore scande un long passage de L’Arbre anthropophage et introduit
l’idée d’une histoire qui bégaie, ressasse. Le lien au lieu se lit en termes de
chaîne(s) sans fin. Nour, 1947 nous montre la jeune héroïne éponyme contrainte de courber le dos sous les tâches et de baisser les yeux devant son
maître, comme son père et sa mère l’avaient fait avant elle. Reprenant le
thème, L’Arbre anthropophage se
souvient des migrants arabes et de leurs
esclaves. Se penchant sur le sort réservé aux descendants, le narrateur
souligne que ceux des premiers demeurèrent maîtres, « encore » et ceux
des
seconds esclaves, « toujours… ». À travers, entre autres, l’analyse de
proverbes encore en vigueur sur l’île, qui traitent des « andevo », des esclaves
et de ceux qui en descendent, le texte s’attache alors à démontrer que rien
n’a vraiment changé, depuis l’origine. « L’esclavage ! Ce pays s’en est nourri
[…]. Il en vit encore », s’exclame le narrateur. Traitant un autre thème, les
textes évoquent des faits contemporains qui semblent perpétuer, eux aussi,
un passé plus proche : devant la façon dont le nouveau pouvoir tente, lors de
la crise politique de 2002, de restaurer l’ordre, dans la violence et les coups
de crosse, L’Arbre anthropophage se souvient des années de « l’amiral » Ratsiraka avec un goût amer de déjà vu.
14
L’écriture de M. Rakotoson et de Raharimanana renvoie donc à une histoire qui, selon le mot de R. Robin
[5]
Régine Robin, La Mémoire saturée, Paris, Stock, 2003,...
[5]
, « avance masquée ». Si ses configurations et ses
figures du pouvoir semblent différer, elles se révèlent redites
des mêmes principes sous des formes et des angles, des « masques »
différents. Vivant depuis toujours son lieu natal comme imposé et
pénible, l’insulaire semble voué à une erre
[6]
C’est à dessein que nous employons et soulignons ce...
[6]
subie et stérile. L’îlien nous est en effet montré,
au présent comme au passé, comme ballotté d’un événement à l’autre, sans
poids sur son existence. Le père de Nour lui raconte comment petit, il fut
tiré de sa condition d’esclave d’une reine malgache par « Les Blancs » pour,
une fois affranchi, se voir de nouveau asservi par ces derniers. Comme un
écho, en arrivant sur le dépotoir de Henoÿ : fragments en écorce, Tiana note le
fatalisme et le silence des adultes, trimballés par l’Histoire et soumis à ses
bégaiements : « descendants des déportés qui avaient bâti le royaume », ils
sont devenus des « paysans sans terre » avant d’échouer sur la décharge.
15
Se
trouvant depuis toujours dans l’impossibilité de diriger ou de
contre-carrer un sort qui s’acharne, sujet à l’échec lorsqu’il s’y
emploie, l’insulaire
semble devoir, depuis l’origine, résumer sa vie en ces trois mots
qu’emploie
la Télumée de S. Schwartz-Bart : « naître », « souffrir » et « mourir ».
Devant
la dépouille de la jeune fille, le narrateur explique à la mère de Nour,
l’insurrection, l’espoir brisé et la déconfiture. Les parcours de Naivo
et de Rivo,
l’échec cuisant de leurs tentatives pour s’extraire de la mouise, font
de leur
vie le reflet des lalana : des
« trajets », des « voies » insulaires ; de la « loi »
intangible qui, invariablement, fait rimer leur « parcours » avec
ratage. Malgré ses études, sa ténacité et ses prières, Naivo ne passe
que d’un « petit job »
mal payé à l’autre et peine à survivre. Rivo, lui, s’essaie danseur, chanteur,
comédien. Hantant les discothèques, il se laisse tenter par l’argent facile, se
prostitue et contracte le sida. Loin de toute idée de progrès ou de progression,
l’île se révèle être le lieu de l’inertie et de l’engloutissement.
16
S’il
fallait reproduire géométriquement les retours de l’histoire sur
elle-même, ses bégaiements, le cercle de l’éternel retour ne
conviendrait cependant pas. Ce cercle serait combiné à la progression de
l’histoire. Lorsque
L’Arbre anthropophage revient sur la
révolution socialiste malgache dans les
années 80, sur les colonnes de manifestants « cassées » par des charges
à la baïonnette et aux grenades lacrymogènes ; lorsqu’il fait état, un
peu
plus loin, des lâchés d’explosifs par hélicoptères et des tirs sur la
foule se
dirigeant, en 1991, après des mois de grève, sur le palais
présidentiel ; lorsqu’enfin, il s’attarde sur les « spasmes de cruauté »
qui ponctuent la grève
générale et la transition de 2002, son narrateur souligne le fait qu’en
ressassant, un sujet mesure et signifie son propre déplacement dans le
temps et
l’éloignement dans le passé de l’objet de son ressassement. La rupture
avec
la linéarité temporelle qu’attribue le sens commun au ressassement n’est
donc qu’apparente. La répétition du même peut faire croire à un
affranchissement du temps, mais la redite, sa persistance même, se
donnent comme
mouvement, progression. La durée insulaire serait cette avancée
spiralée.
Chaque nouvelle occurrence de l’histoire installe entre son
actualisation et
le passé répété toute l’épaisseur des actualisations antérieures.
L’action
s’en trouve ralentie et le temps épaissi. La tonalité sombre des
textes ; le
parcours problématique des personnages ; leur action difficile, alourdie
par
la « conjoncture » et empêchée par le ressassement de leurs angoisses ;
les
textes, enfin, qui butent, peinent à avancer et reviennent sur leur
parcours ;
l’œuvre qui s’enroule sur elle-même : tout, chez les auteurs, tend à
reproduire le ressassement historique.
17
En
rajoutant à chaque fois de l’affectif, une angoisse, à la simple
répétition « je connais l’histoire », l’anaphore mise en exergue plus
haut se fait
image du phénomène. Elle se joint à l’épaississement du temps et de la
matière textuelle et au ralentissement de l’action pour désigner le
ressassement comme une posture dépressive. C’est le versant négatif du
phénomène, sa stérilité essentielle, son angoisse, déjà soulevée par
l’anaphore de
la répétition vaine.
18
Être déprimé, c’est être emprisonné dans un système d’action, c’est agir,penser, parler selon des modalités dont le ralentissement constitue unecaractéristique,
19
écrit Daniel Widlöcher
[7]
Daniel Widlöcher, Le ralentissement dépressif, Paris,...
[7]
. Le ressassement apparaît comme le supplice de
Sisyphe de l’île, de l’insulaire et de leur écriture, comme leur malédiction.
20
Cette
écriture de la stagnation ne constitue pas cependant qu’un arrêt sur
image et la simple retranscription de cette dernière. Loin de n’être
qu’une
parole improductive, capable, au mieux, de moduler d’infimes et
redondantes variations du même, le bégaiement de l’écriture n’est en
rien une ankylose mais se fait forme dynamique et féconde.
Un phare allumé : le ressassement, révélateur du « mal » d’île
21
Par son ressac, l’écriture interpelle, attire l’attention sur l’objet ressassé.
La redite suscite un effet de grossissement et allume le motif comme un
phare, le rend visible de manière flagrante. En revenant continuellement
sur le passé de l’île et ses blessures, l’écriture tend à désigner l’histoire
comme grande responsable. Synonymes de violence et de prédation, ses
bégaiements nous font entrevoir le lien à l’insularité comme un stigmate,
un legs douloureux. L’insulaire représenté semble, à la suite de ce qu’écrit
J.-P. Millecam à propos des anciennes colonies et des peuples opprimés,
pouvoir déclarer : « c’est l’histoire : c’est là que l’homme saigne »
[8]
« Cinq questions à Jean-Pierre Millecam », Vision 90,...
[8]
. En insistant sur la violence des origines, les textes font de l’insulaire un étranger sur
sa terre natale : un non-autochtone.
22
Nous
l’avons vu, les textes reviennent sur l’arrivée de différentes strates
de migrants et d’esclaves à Madagascar et soulignent qu’aucun d’eux n’a
revu sa terre natale. Cet accent mis sur les origines étrangères de
l’insulaire présente l’île comme un lieu terminal, celui d’un
débarquement pour
les « découvreurs des mers » et celui d’un naufrage pour leurs
cargaisons
humaines. Mais la terre insulaire apparaît également et surtout, pour
les
uns comme pour les autres, comme un recommencement. Espace dont, dès
l’origine, l’insulaire ne dispose pas, qu’il n’habite pas, l’île
apparaît comme
une origine seconde à créer, à instaurer. Révélateur, le ressassement
dévoile
un lien à la terre natale qui est manque, et une insularité qui n’est
encore
qu’à investir. Le rapport du natif à l’île malgache et à son insularité
se découvre manque de lien au lieu, manque de lieu et manque de lien. Le
lien au sol
natal se révèle désir et projet, tension vers une île et un être encore
inhabités, qui se dérobent.
23
Loin,
cependant, d’œuvrer à panser cette blessure de l’histoire et de mettre
en scène des personnages qui s’attachent à habiter l’île, les auteurs
nous
montrent invariablement un insulaire mû par le désir de s’en extraire.
Multiformes, les tentatives, selon le mot de Christiane Rakotolahy, de
« désinsularisation », sont un leitmotiv. L’exil premier, fondamental,
se voit systématiquement perpétué et aggravé. L’île et sa norme sont
constamment rejetées.
Le lieu natal est vécu sur le mode de l’évitement. Les auteurs et leurs
protagonistes élaborent continuellement des stratégies de fuite et
créent des sas,
des issues, individuelles et collectives.
24
Choix personnel, l’exil apparaît également comme le parti pris des
auteurs. L’injonction du départ s’empare de tous leurs protagonistes et se
présente comme une nécessité. Dans Henoÿ : fragments en écorce, le narrateur se souvient de son épouse le suppliant encore et encore de la laisser
partir. Comme un écho, Saroy, dans Lalana,
commence à s’extraire de l’île
natale en se mettant en ménage avec un Européen. Craignant qu’il ne
considère sa réalité comme un poids trop lourd et retourne sans elle en
France,
elle s’éloigne doucement de ses amis et de son frère et tourne le dos à
leur
misère.
25
Lorsque l’éloignement physique n’est pas une option, les textes mettent
en scène une autre forme de fuite : le rattachement exclusif de l’individu à
une communauté qui, pour pouvoir vivre l’île, revendique une origine horssol et proclame la supériorité de sa culture autre. L’Arbre anthropophage, par
exemple, fait allusion à une ethnie qui déclare qu’elle n’est en rien « […] Malgache, mais […] Arabe […], sans mélange [et, a fortiori,]
plus noble ». L’île
représentée se compose de microcosmes refermés sur eux-mêmes. À
l’intérieur de ces vases clos, les mots d’ordre sont l’autosuffisance
et le particularisme. En érigeant l’ailleurs en valeur absolue, ces
ghettos mettent
l’île et ses créolisations originelles à distance. La terre antérieure
est mise
en avant comme un filtre indispensable pour pouvoir supporter l’île et
avoir
le sentiment d’y exister.
26
À l’intérieur de ces îlots, l’individu cherche à fuir l’île par le rêve. Il se
plonge, comme le narrateur de Nour, 1947, à corps et âme perdus dans la
passion destructrice ou, comme les enfants vaincus de l’insurrection qui
hument la poudre des coquillages, dans les paradis artificiels. Lalana nous
les montre sombrant dans le mysticisme exacerbé. D’autres protagonistes,
dans Lucarne, Henoÿ : Fragments en écorce et Nour, 1947,
sont sujets à des
hallucinations dues à la faim, à la fatigue ou au désarroi extrême, à la
maladie ou à la peur. Que l’insulaire s’y abandonne volontairement ou
non, des
sas, un exil intérieur, s’élaborent
de manière récurrente. Posé comme incontournable, l’évitement se veut
salvateur ; il se meut doucement en déréalisation. Mis au ban de la
société, les protagonistes se replient sur eux-mêmes
et s’enferment dans le silence de leur île intérieure. Puis ce
glissement se
fait chute violente et mort à soi. Comme Rivo ou le narrateur de Nour, 1947,
ils perdent contact avec le réel. Sombrant dans la folie, ils cèdent parfois à
l’échappée suprême et, comme les insurgés vaincus de 1947, sautent de la
falaise et s’abîment dans la mer,
27
Parallèlement à ce rejet général qui la discrédite, l’île est dénoncée
comme un lieu absurde, au sens camusien du terme
[9]
« […] un sentiment [qui] frappe […] à la face […],...
[9]
. Auteurs et protagonistes exhibent et creusent l’inadéquation de l’homme à sa terre natale et
tentent de traduire le malaise que suscite, au niveau du groupe comme de
l’individu, une île régie par les faux-semblants. Tout y est décrit sans sens ni
saveur, galvaudé et sans substance. Les narrateurs sont « las », désabusés.
La séance d’exorcisme que décrit Lalana
lorsque Rivo et Naïvo croisent une
secte, s’apparente à une série de gesticulations. La justice et les
rites traditionnels également sonnent faux. Le procès du père de
Raharimanana, dans
L’Arbre anthropophage, apparaît comme
une mascarade : le juge est un stagiaire, la preuve une cassette aux
images brouillées et tronquées. Le verdict,
deux ans de prison avec sursis, à la fois une libération et une
condamnation,
laisse l’auteur écœuré. Loin d’être un sacrifice voulu par les ancêtres
pour
clore en beauté le bain de leurs reliques, la mort de Ranja est absurde,
elle
aussi : le tabou que viole le jeune homme n’a rien de sacré. Lors des
préparatifs de la cérémonie, une jeune femme s’offre à lui. Il ignore
qu’elle est
l’épouse d’Ondaty, un chef de bande et un voleur de bétail craint par
tous.
Cette aventure le condamne à une mort qu’entérine tout le village et
Ranja
chute en fuyant. La signification et la force du rituel s’en trouvent
entachées,
vidées.
28
Devant ce divorce de l’île et du sens, les textes disent et répètent le
désarroi et la nausée qui, selon le mot de Jacques Chevrier
[10]
Jacques Chevrier, Littérature Nègre, Paris, Armand...
[10]
, font des textes
étudiés des écritures du « désenchantement ». Une gradation s’opère.
L’île
semble ne pouvoir se dire que sous le sceau de l’extrême et de la
surenchère. L’écriture se fait réquisitoire. Comme le montre le ton
employé en
de nombreuses pages, elle cède à la colère. S’imbibant de la violence du
lieu, elle tente de secouer le lecteur et se fait hyperréaliste.
Immergées dans
le sang et la fange, les nouvelles de Lucarne plongent dans les caniveaux
et débordent de chair violentée, de pus et de pourriture. La réitération du
sordide et de l’horreur fait des textes un prisme déformant, les lieux d’une
anamorphose. Comme l’énorme four dans lequel, lorsqu’il visite l’usine crématoire de Henoÿ : fragments en écorce, Tiana voit disparaître un mélange de
détritus, d’ossements et de restes humains, l’île apparaît à la loupe comme
un broyeur de vie. La décharge et ses atrocités se font image extrême de
Tananarive, elle-même allégorie de l’île.
29
Sur
cette terre cruelle, la notion de réalité elle-même se voit désavouée.
Sans cesse phagocyté par les hallucinations des personnages et les
interventions de Dziny et autres figures surnaturelles, le réel est sans
cesse mis
en échec. Tandis que Rivo s’enfonce dans l’agonie et se sent happé par
le
royaume des ancêtres et des ombres, le narrateur de Nour, 1947 entend des
chuchotements et des murmures et se demande si « le monde se présente
ainsi ou si […] [s]es délires [l’]exacerbent ».
L’île réelle finit par lui apparaître
comme un mauvais rêve. Sa matérialité se délite au fil des pages. Elle
finit
par ressembler à cette langue de terre dérisoire où échouent Rivo et
Naivo en
fin de parcours. Chacun des textes fait de la terre malgache un
entre-deux :
entre mort et vie, entre réalité et hallucinations, l’île est un être
indécis, un
« présent [qui] boitille » entre un « passé écorché » et un « avenir
[qui] dépérit ». Le sol natal se révèle être un lieu à la réalité
creuse, informe.
30
Terre
dont les natifs ne sont, depuis l’aube, pas originaires, vécue sur le
mode de l’évitement et écrite à travers un miroir déformant, l’île que
revisitent M. Rakotoson et Raharimanana pose la question de son
caractère habitable. Le lien de l’insulaire à son lieu apparaît comme un
vis-à-vis impossible.
Lieu indicible et inhabitable sans qu’un filtre le débarrasse de ses
scories ou
en apprivoise la nocivité, la Grande Île se dévoile comme une absence
lancinante. Le ressassement se fait signe d’une avancée difficile de
l’écriture vers
une terre natale affinée, approchée par les retours et leurs retouches,
par
les tentatives de saisie qui se jouent à chaque réactualisation. Si l’on
en croit
les fins ouvertes et inassouvies de chacun des récits, elle n’est
cependant
jamais tout à fait circonscrite par l’expression. L’Arbre anthropophage se clôt
par un aveu : « Je n’ai pas trouvé la paix ». Le ressassement nous ramène à
son étymologie, qui met l’accent sur la difficulté de la progression. Essayant
de filtrer l’île en la (re)passant par le tamis qu’est chaque texte, l’écriture
s’évertue vers un mot de la fin qui apprivoise le lieu natal et en atténue la
hantise, la brûlure.
31
La
terre malgache en effet se dérobe. La permanence du lieu natal
comme sujet, les retours opérés sur son présent douloureux et les
épisodes marquants de son histoire, désignent une pensée insulaire
confinée
dans un lieu accaparant dont elle ne peut s’affranchir. Chaque récit
étudié
est un voyage : la quête d’un sens à donner à sa vie (Ranja) ou à la
mort de
l’aimée (le narrateur de Nour, 1947, Tiana), celle de racines ou d’une sépulture (Ranja, Rivo et Naivo)… Aucun ne raconte un ancrage heureux dans l’île.
L’écriture de M. Rakotoson et de Raharimanana se fait tension indéfinie,
quête dont le terme a toujours déjà fait défaut. Le bégaiement narratif apparaît tel que le définit la psychanalyse : manifestation d’une perte, il rumine
un deuil inachevé. Le ressassement qu’opèrent les textes tend à désigner
une inquiétude sourde, un trauma indépassable qui attire par son vide le
mouvement proliférant et répétitif de la parole et l’« insupportable absence
à laquelle chaque mot se bute »
[11]
Edmond Jabès, Le Livre des marges, Paris, Le livre...
[11]
se laisse entrevoir comme l’exil originel,
perpétué et aggravé par le caractère inhabitable du lieu.
32
Dans ses Essais de psychanalyse, Freud note « l’importance de l’expérience traumatique à faire retour, […] ramen[ant] sans cesse le [sujet] à la
situation de son accident, [l’y] fix[ant] ». Le ressassement des textes semble
relever d’un processus du même ordre. Forme de compulsion, de répétition
à l’œuvre dans l’écriture, la reprise de l’île comme thème principal s’y fait
réactivation de cette île comme blessure. « La compulsion de répétition doit
être attribuée au refoulé inconscient » qui tend à se libérer, avance encore
Freud. Les textes étudiés se font, selon le mot de S. Beckett
[12]
Mot de S. Beckett dans L’Innommable, Paris, Éditions...
[12]
, « parloir ». Le
parloir, c’est un lieu où l’on parle, mais c’est surtout un sas entre l’extérieur
et la prison, qui facilite la confidence et l’aveu. Le ressassement se fait tentative d’exorcisme. L’écriture devient sas : porte de sortie, d’expurgation. Le
ressassement de l’île et de ses blessures passées et présentes s’y lit comme
le souci de sa (ré)appropriation et d’une maîtrise de son « mal », au sens ou
J. Derrida définit le terme : « être en mal de », écrit-il
[13]
Jacques Derrida, Mal d’archive, Paris, Galilée, 1995,...
[13]
,
33
[…] c’est brûler d’une passion, c’est n’avoir de cesse, interminablement,de chercher [l’objet de ce mal] là où [il] se dérobe […]. C’est […] se portervers [lui] d’un désir compulsif, répétitif […], irrépressible […]. Aucun désir,aucune passion, aucune pulsion, […] aucune compulsion de répétition,aucun « mal de » ne surgiraient pour qui, d’une façon ou d’une autre,n’est pas […] en mal d’archive.
34
Les
incessants retours dans le passé insulaire font des textes des
écritures de l’absence et de son corollaire : le rapport du natif à la
terre malgache
est « mal de » lieu et de lien et quête de ces derniers : de soi. Le
malaise
représenté sur l’île tend à signifier une « intranquillité » insulaire,
l’existence d’une brèche ontologique. Le ressassement se fait outil de
recherche
et de restauration identitaires.
Le ressassement, une herméneutique et un essai de thérapie
35
L’accent est mis sur un malaise omniprésent sur une terre présentée
comme génératrice de violence identitaire. L’individu y est amputé, ramené
à son ethnotype et, selon le mot de Senghor, aux « vêtements d’emprunts »
que lui ont légués « les coloniaux ». Dépersonnalisé, il semble une ombre, un
spectre qui erre comme en état d’apesanteur sur une terre disloquée par la
catégorisation systématique et l’ethnicisme.
36
Les
textes évoquent, nous l’avons vu, les différentes formes de
colonisation vécues par l’île. Revenant sur la domination occidentale,
ils s’attardent également sur celle qu’exerçaient les ethnies
dirigeantes du temps des
royaumes. Les principes en vigueur dans les deux cas sont identiques :
la
catégorisation des groupes humains en fonction de leur phénotype et de
leur
origine est systématique. Tant chez les Européens que chez les natifs,
des
cantonnements s’expriment par ce que J.-L. Bonniol appelle une « ligne
de
couleur
[14]
J.-L. Bonniol, « Le métissage entre social et biologique »,...
[14]
[…] prolongée jusqu’à l’infini »,
établissant un partage sans faille
entre le groupe dominant et les autres, et séparant leurs descendances
respectives. Les catégorisations passées sont restées opératoires.
Intériorisées
par le corps social, elles s’y sont non seulement maintenues mais
développées. Les textes mettent en exergue une communication difficile
entre les
ethnies différentes. De la méfiance et des quolibets qui accueillent
Ranja
dans l’Ouest, à la facilité avec laquelle les villageois le laissent
condamner à mort, en passant par la peur exacerbée d’une guerre tribale,
lorsque
l’incendie du palais de la reine relaté par L’Arbre anthropophage est attribué aux « Noirs descendants d’esclaves » ou aux « peuplades crépues des
côtes », l’éventail qui nous est dévoilé va du préjugé et de la méfiance, au
mépris et à la haine. Sur une terre disloquée, le lien à l’insularité d’un natif
réduit à son taux de mélanine apparaît comme une méconnaissance de soi :
un rejet de ses origines mêlées. À cette violence identitaire, vient se joindre
celle du masque dont traite F. Fanon.
37
En s’attardant sur les soirées mondaines ou les salons de thé cossus
de Tananarive, les textes mettent en exergue le mimétisme auquel s’adonnent « les nantis ».
Soumise au confort et au luxe d’apparence de l’héritage
colonial, l’île ainsi décrite frôle la misère et, dans ses voitures
luxueuses, se
meut à la surface de l’être et ne la voit pas. Son identité se dévoile
phagocytée, refoulée. Croyant fonctionner en liberté d’action et de
décision, elle se
découvre sous tutelle et prolonge l’inexistence de ses pères, leur
soumission
aux modèles venus d’ailleurs. À cette absence à soi, se joint l’horizon
bouché
des démunis, pour faire de l’existence insulaire une demi-vie : l’îlien
représenté n’a aucune marge de manœuvre et agit selon une logique de
perte,
de dilution. Sorte d’avatar du Sisyphe camusien, il « s’emplo[ie] à ne
rien
achever »
[15]
Albert Camus, Le mythe de Sisyphe, op. cit., p. 16...
[15]
et connaît toute la misère de sa condition. La terre natale se
fait lieu de l’absence d’initiative et de l’improductivité. La vacuité qui y règne
est, entre autres, signifiée par les regards que croise Tiana au-dessus des
immondices : des femmes, des enfants et des vieillards fouillent jour après
jour, avec un crochet de fer, pour y trouver de quoi survivre.
38
De
façon sporadique, l’insulaire tente de briser cette gangue
d’inexistence
par une montée de violence pulsionnelle. Les foules représentées
s’acharnent
sur des prostituées, des mendiants ou des voleurs. Leurs déchaînements
apparaissent comme la seule manifestation possible, la montée
d’adrénaline
dont l’insulaire a besoin pour se prouver qu’il est vivant. Ces sursauts
se font
réplique négative de ce « bond de l’humain » qui, selon P. Chamoiseau,
poussait l’esclave à se révolter. « La décharge », explique-t-il
[16]
Entretien avec Patrick Chamoiseau relaté par Delphine...
[16]
:
39
c’est le fait que l’esclave soit complètement anéanti dans son humanité[…]. Quand […] l’humanité revient, le désir de refuser cela, il […] n’[a] pasles concepts. […] C’est […] une pulsion. [Il] refuse ça […], violemment,émotionnellement, complètement […] ! » C’est le moment […], le lieu dupassage à l’acte, c’est ça […], la décharge. […] le bond de l’humain.
40
Le corps représenté est, lui aussi, soumis à une logique de perte. Dans
une ambiance mortifère, il se fait mise en abyme de l’île et apparaît comme
un lieu inhabitable. Décrit comme un stigmate, il apparaît tour à tour abîmé,
violenté ou décomposé. Roué de coups, tailladé ou déliquescent dans
Lucarne, il finit dévoré par des chiens dans Henoÿ
et se laisse lire comme
une image contemporaine des meurtrissures imposées hier aux corps
d’esclaves. L’insularité s’y déchiffre en termes d’amenuisement. Comme
celui
de Naivo, dont Lalana s’appesantit
sur le rabougrissement, le corps miné se
laisse entrevoir comme un miroir du mal de l’insulaire, de son identité
tronquée. Palimpseste d’écorchures, il se fait résumé de l’histoire
prédatrice de
l’île. Il lui semble difficile de rester sain ou entier, habitable, tout
comme il
s’avère impossible pour l’individu de s’y sentir complet.
41
L’îlien
nous est en effet montré dans une solitude et une béance essentielles.
Chaque personnage a perdu ou est sur le point de perdre son alter
ego et se présente incomplet, comme ce narrateur de Raharimanana qui,
après avoir « perdu son amour », est devenu « un être étrange […]
traçant
sa tristesse sur tous les sillons ».
Comme Naivo lorsqu’il songe à Rivo et
au sida, chacun des protagonistes ressent une « béance terrible, [une]
part
de lui-même arrachée, qui […] part[…] avec l’autre ». Quête éperdue de
la
mémoire et des traces laissées par l’alter ego, leur parcours apparaît
comme
la quête d’un moi incomplet, allant jusqu’à l’ingestion du cadavre de
l’autre
pour combler son propre vide. « Tu n’auras de tombe que mon ventre »,
promet le narrateur à Nour, avant que Konantitra n’en dissolve les
restes et les
lui fasse avaler. Hanté par la perte, chacun des protagonistes l’est
également
par le passé. Les légendes de l’île leur reviennent en tête comme une
obsession. Nous avons évoqué Dziny, ce refrain entêtant repris par Nour, 1947 : les
ancêtres qui, entre rêves et délires, appellent Rivo sans arrêt, s’en font un
écho. Les textes reviennent de façon continue sur les motifs de l’aïeul et du
revenant. Cette omniprésence tend à mettre l’accent sur une in-quiétude :
une béance généalogique.
42
À
demi vivant, ressassant son incomplétude sur une terre dont la
matérialité se délite, hanté par les ombres, l’insulaire apparaît
lui-même aussi
comme un spectre. Nous l’avons vu, le ressassement fait signe. Une
récapitulation s’impose donc, puisque les éléments analysés jusqu’ici
semblent s’ajouter et, par leur réitération, nous indiquer une
direction. Dans la
Mémoire saturée, R. Robin affirme que :
43
le spectral, le fantomal, le revenant […] connot[e]nt les retours du refoulé, mais aussi toutes les bifurcations, les voies non empruntées par l’histoire, […] étouffées. [Il est] le passé ouvert dans ce qu’il a encore à nous dire, [de] l’inscription de sa perte, [sa] trace. [17] Régine Robin, La Mémoire saturée, op. cit., p. 56. [17]
44
L’île
figée et son histoire répétitive nous sont apparues comme une
malédiction. Le corps insulaire stigmatisé se laisse lire comme la
marque d’un
destin mauvais gravé dans la chair. Les rites sont représentés vidés,
désacralisés. La vacuité représentée sur l’île semble indiquer que les
pouvoirs
divins n’y ont pas cours, que leurs détenteurs l’ont désertée. À
plusieurs
reprises, Lalana souligne que, malgré ses prières, Naivo est contraint à une
survie médiocre. Le narrateur de Nour, 1947,
parle, lui, de « cette île où tout
dieu est impuissant. » Lorsqu’il s’attarde sur les conditions dans
lesquelles
les esclaves furent placés lors de leur transbordement, Raharimanana
souligne qu’ils furent, par la distance, le roulis infernal et les
conditions inhumaines du voyage, contraints d’oublier leurs langues,
rites et dieux. C’est
déshumanisés qu’ils nous sont montrés lors de leur arrivée sur l’île.
45
Le
ressassement de l’exil ; les retours insistants sur le passé de l’île ;
l’omniprésence des figures ancestrales ; l’effort que les textes
eux-mêmes
constituent, à travers Dziny et les diverses filles de l’eau, d’une
recréation
de mythes : tout dans les textes, souligne l’absence d’assises
mythologiques
de la Grande Île. Si malédiction il y a sur ses terres, elle semble
imputable
à l’absence d’ancêtres, à l’occultation du massacre des premiers
autochtones, à l’oubli des masques primordiaux et des dieux, noyés en
pleine mer ou
restés sur la rive antérieure. S’ajoutant à l’exil, la mémoire insulaire
tronquée apparaît comme une violence de plus, un palimpseste de
blessures
assénées.
46
« L’oubli,
rien que l’oubli », répètent les narrateurs. Jouant son rôle
de révélateur, le ressassement opéré par les textes va plus loin.
Désignée
comme une phase supplémentaire de l’évidement de l’être insulaire
orchestré depuis l’origine, la mémoire raturée de ce dernier se voit
assénée au lecteur, sous ses différentes formes : les textes s’attardent
sur l’amnésie naturelle et sur tous les fady, les « tabous » en vigueur sur l’île. L’Arbre anthropophage raconte les interdictions qui pesaient sur l’écriture dont se servaient
les ancêtres : réservée à un usage magique et religieux, elle a longtemps été
et reste interdite à la vulgarisation. Les auteurs reviennent sur une histoire
[18]
Au sens de discours sur le passé.
[18]
qui n’a voulu se souvenir que des vainqueurs et a occulté des pans entiers
de passé. Parallèlement, en revisitant le ventre des navires esclavagistes, le
temps des Vazimba et celui des royaumes, les auteurs tentent de restituer
les phases marquantes de l’effacement mémoriel.
47
Si l’on revient de nouveau à son étymologie, le ressassement apparaît
comme un processus d’affinage et d’élaboration. Il traduit une volonté de
précision. Ressasser, nous dit Littré, c’est « sasser de nouveau », c’est mêler
et passer au sas, comme on le fait pour épurer la farine ou le plâtre. Au figuré,
« sasser » signifie « examiner et discuter » ; le XIXe siècle parlait de « passer les choses au gros sas ». Ressasser signifie donc refuser de procéder
ainsi, refuser de traiter l’objet ressassé grossièrement, avec désinvolture.
« Ressasser », poursuit Littré, c’est « examiner à plusieurs reprises » ; cette
dynamique est soulignée par Heidegger dans Être et temps, lorsqu’il décompose l’allemand wiederholen, « répéter », en wieder-holen : « aller chercher
de nouveau ». Le texte, nous l’avons dit, se fait sas.
Il se veut le filtre par
lequel passent et repassent les différentes blessures assénées à la
mémoire
insulaire, afin de les rendre plus claires. Désignée comme la cause du
mal
de l’île et de son natif, cette mémoire abîmée provoque, selon le
mécanisme
analysé plus haut, un bégaiement de l’écriture. En en répétant le motif
indépassable, le ressassement tente d’en résoudre l’énigme et de
libérer, une
page après l’autre, une mémoire enfouie, qui émerge et fait sens. Chaque
occurrence installe entre l’énonciation et son objet, l’épaisseur des
actualisations antérieures et toutes les médiations qu’elles induisent.
48
Chaque répétition […] entraîne une élaboration nouvelle, une différencedue à l’aspect conjectural de l’interprétation et, nécessairement, unedéformation,
49
constate André Green
[19]
André Green, « Répétition, différence, réplication »,...
[19]
en commentant des textes de Freud. Le fait d’ajouter un élément ressassé aux autres, a libéré un sens nouveau. Chaque
occurrence permet donc l’émergence d’un sens plus éclairant. Traversée
des apparences, le ressassement apparaît comme un processus mélioratif.
Effort tendu vers le devenir d’un texte ressourcé par lui-même, il est une
dynamique, une herméneutique en acte au cours de l’écriture, et de la lecture.
50
« Nous ne sommes qu’écorce détachée du tronc, Anéantis, misérables et
minés », chante la grand-mère de Tiana, dans Henoÿ : fragments en écorce :
loin d’être, comme ce devrait, une résurgence du passé, la mémoire qui,
selon le mot de D. Maragnès
[20]
Daniel Maragnès, « L’identité et le désastre. Origine...
[20]
, « au plus ancien, au plus proche, au plus
récent, constitue chacun » apparaît ici de l’ordre de la quête, de la
reconstruction nécessaire, de l’à-venir. L’insulaire est dévoilé démuni,
comme les
esclaves débarqués sur les rivages malgaches dans l’Arbre anthropophage.
La mémoire insulaire se révèle énucléée, constituée de traces désagrégées,
de lambeaux d’Histoire minés comme le corps humain. Tandis que leur
entourage illustre et entretient, au cœur des textes, le mal-être et la béance
insulaires, les narrateurs tourmentés par leur surconscience du problème,
sont chargés de faire bégayer les récits et de pointer du doigt la gravité et
les causes de « l’Intranquillité »
[21]
Traduisant le portugais desassossego, « inquiétude,...
[21]
qui règne sur l’île. Le « mal » dont souffre
l’insulaire se révèle manque de fondation(s).
51
« Créant
des mythes nouveaux […], nous avons fermé les yeux sur nos
origines […] », psalmodient les narrateurs de Raharimanana. Revenant sur
l’oubli des origines et soulignant la création, par la société
insulaire, d’artefacts mythiques qui lui (re)créent des origines divines
et la rassurent
[22]
Dans les mythes fondateurs, le territoire est donné...
[22]
sur
son bon droit à occuper l’île, les textes nous en font entrevoir le
caractère
illégitime. Une autre forme de mutilation de l’être s’ajoute à l’oubli :
l’absence de fondation. L’île a été fondée par d’autres, dont il ne
demeure rien,
à part une image mythifiée par la mémoire populaire. Les premières
strates
de « maîtres des terres », nous l’avons vu, ont été reniées ou oubliées.
Leurs
cargaisons humaines, elles, sont arrivées exsangues sur l’île. Daniel
Maragnès
[23]
Daniel Maragnès, Portulan. Mémoire juive, mémoire nègre....
[23]
affirme :
52
Il ne faut pas considérer l’esclavage comme un événement dont les conséquences seraient simplement sinistres. […] Il n’est pas […] le moment de l’histoire d’une communauté, mais sa fondation même.
53
En insistant sur la déconstruction vécue par une grande partie des
ancêtres dans les cales de navires, sur leur arrivée hébétée en terre
malgache, les textes signalent l’absence de fondation, de geste positif qui
constitue véritablement leurs fils en communauté. Le peuple de la Grande
Île apparaît comme le fruit d’une violence qui l’a toujours déjà
dépossédé
de lui-même. Spolié de tout ce qui constitue l’assise de l’être,
l’insulaire
nous est montré inapte à former un « nous » légitime et solidaire,
incapable
d’intérioriser une histoire écrite par d’autres. Sa mémoire est raturée
et son
être a été instauré par d’autres. Le peuple est présenté dans son
impossibilité structurelle. Il ne peut « se tenir […] debout » d’un
point de vue anthropologique. Les textes mettent donc en avant une
existence insulaire avérée,
certes, mais fondamentalement impossible, puisqu’en tout point précaire
et
fantômale. En mettant l’accent sur son manque d’enracinement, M.
Rakotoson et Raharimanana signalent également son absence de liberté,
puisque
l’étymologie nous apprend que « libre » et « enraciné » dérivent du même
terme. Dans Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, Benveniste
souligne en effet que :
54
Le grec « eleutheros » et le latin « liberi », [qui]désign[e]nt l’homme librepar rapport à l’esclave, prennent racine dans le mot […] « (e)leudheros »,qui évoque l’idée d’une croissance à partir d’une souche.
55
Une origine à (re)créer, un être sapé : le statut de l’insulaire est mis à
nu dans toute sa fragilité. Déshumanisé, projeté et maintenu hors sol et
hors soi par l’histoire et par lui-même, incapable d’imaginer que l’histoire
pourrait tendre vers une fin, il est
seulement, sans base et sans but, et s’en
contente mal. Les images de la précarité et de la vacuité ressassées par
les textes, l’apesanteur dans laquelle se meut l’insulaire, le malaise
qui
sourd du lieu natal, se donnent comme les signes d’une impuissance qui
est moins historique qu’induite par un accès impossible à cette
Histoire. Le
passé oblitéré ne peut plus se dire que par hypothèse, (re)création
artistique.
« L’intranquillité », dont le ressassement se fait le signe, apparaît
comme
une tension entre la volonté d’un avoir historique impossible et son
repoussoir : le « mal » d’histoire, à la fois désir et conscience d’un
effort à faire
vers cette histoire pour la (ré)écrire. L’insulaire dévoilé est bien
au-delà de
l’affirmation de J.-P. Millecam. L’Histoire tient, certes, une place
importante,
dans le « mal » révélé par le ressassement, elle n’est cependant pas
l’unique
responsable. L’insulaire malgache représenté « saigne » surtout du fait
que
sa mémoire a été énucléée. Il « saigne » de son identité amputée.
56
L’écriture
se voit ainsi ressourcée, enrichie. Loin d’épuiser le dit, le
ressassement en réactive les potentialités inaccomplies, les connexions
incertaines, les liaisons logiques ou analogiques inaperçues.
57
Les vérités de l’humain n’éclatent pas […] dans la fulguration crispée, mais s’évaluent par la redite, l’approximation difficile, chaque fois recommencée, d’une théorie d’évidences […] dont la conscience refuserait ici et là les leçons,
58
déclare É. Glissant dans L’Intention Poétique.
Se disant en tentatives successives d’approche du réel, en retours sur
des fragments d’histoire et de textes, en traces emmêlées à revisiter,
morcelant et diffractant donc plus qu’il
ne construit, le ressassement se donne à lire comme une nouvelle
rhétorique qui intervient, dans les écritures malgaches émergentes
d’expression
française, au rebours de toute pensée systématisante. La vérité de l’île
a
été raturée ; les outils d’analyse habituels semblent ne pas pouvoir
rendre
compte de cette réalité insulaire à peine aperçue. De nouveaux procédés
s’avèrent donc indispensables. Au rebours des techniques d’investigation
courantes, synonymes de cadrage, d’organisation de la pensée, de
concision
et de construction, le ressassement veut opérer par induction, se faire
tentative de compréhension et de (ré)appropriation du réel par l’essai
répété.
Empruntant à l’oralité — les liens entre l’oralité et la répétition sont
évidents —, il veut construire lalana, un « chemin », à tâtons, vers l’île. Il révèle
ainsi une « route » autre que commune vers le lieu natal : un détour.
59
Par
l’exposition de l’oubli multiforme, obstacle à une perception
constructive de l’île et de soi, le ressassement, outil de la quête
identitaire, travaille au corollaire de cette dernière et se fait
thérapie. En s’appesantissant sur la suite sans fond de spoliations, en
revenant sur les fractures et
le malaise qui en résultent, le ressassement veut aboutir à une
catharsis.
L’écrivain tente de révéler à l’insulaire l’existence de son mal, ses
causes et
leur caractère mortifère. Ses textes veulent lui faire admettre la
nécessité
d’un regard rétrospectif et lucide, l’urgence d’une remontée du passé à
la
conscience claire et de l’acceptation d’un manque fondamental à assumer.
Nous songeons aux mots d’É. Glissant
[24]
É. Glissant est cité par Diva Barbaro Damato, « La...
[24]
:
60
Ces propositions doivent être répétées, […] abordé[es] par tous les chemins possibles […], jusqu’à ce qu’elles soient au moins entendues.
61
Le ressassement se fait tentative de montrer au lecteur ce qui n’est pas
perceptible immédiatement, jusqu’à ce qu’il l’« entende » ; jusqu’à ce que le
lecteur autre que natif apprenne l’île autrement ; et jusqu’à ce que l’insulaire
s’installe dans la conscience de la nécessité de faire de sa terre natale un
territoire au sens anthropologique du terme, en y agrégeant un peuple et
une culture ; afin que cesse l’errance. Dans la recherche inquiète d’un sol
d’implantation pour une communauté en mal d’ancrage, les textes étudiés
placent en effet l’insulaire dans une problématique du lien et du lieu, de
l’espace et de l’identité. En démontrant que la coupure de l’homme avec son
sol représente le même handicap que sa coupure avec l’histoire ; en mettant
en avant le besoin éprouvé par les personnages de se plonger dans l’île, d’en
reprendre lalana, la « route », le
« chemin », les textes insistent sur le rôle
prépondérant de la terre, dans la (re)construction de soi. À mesure que
le
récit défile et que l’Histoire et les histoires y prennent corps,
l’insulaire se
(ré)approprie l’espace et (re)tisse son lien au lieu, même si cette
rédemption
semble parfois paradoxale. Après avoir vu un cadavre se faire
déchiqueter par
des chiens, Tiana se fait aider par la population de la décharge et
l’enterre.
Durant la veillée, il regarde autour de lui et se sent mieux. Naivo voit
son ami
englouti par les vagues et se tourne vers l’horizon. Les textes de
Raharimanana se terminent eux aussi grands ouverts. À la fin du
parcours, la plupart
des narrateurs peuvent néanmoins faire leurs les sensations de Tiana
dans
Henoÿ : fragments en écorce et « […] s’accept[er] rivé […] à cette terre et à
cette histoire qui était la [leur] ». Chaque protagoniste a en effet éprouvé sa
terre natale. Il a appris à la connaître et peut commencer à l’assumer.
62
Semblant vouloir puiser dans le tellurique et l’élémentaire et emprunter
au vent et à la mer le continu persistant et régulier de son souffle, les flux et
les reflux de son acharnement à faire retour, le ressassement insiste enfin
sur la réappropriation la plus importante du lieu natal. Les paysages
[25]
Ce terme désigne ici le cadre général, aussi bien l’environnement...
[25]
représentés délivrent des renseignements concrets
sur le présent et le passé de
l’île, empilés sur le lieu. Si les images traductrices du renoncement de
l’insulaire à sa terre sont extrêmement nombreuses — l’odeur de
putréfaction
qui saisit la gorge en ville, la décrépitude et la dégénérescence des
lieux,
le dessèchement des villages rencontrés… —, force nous est également de
noter les constantes pauses qu’effectuent les personnages sur des lieux
empreints d’Histoire, qui sont autant de prétextes au récit de pans de
passé.
Le lac Amparihibé, dans Henoÿ : fragments en écorce, se révèle gardien des
entrailles princières. L’horizon que fixent Naivo et Rivo, à la fin de Lalana, se
souvient des ancêtres, « […] venus de par-là ».
La route suivie par les deux
jeunes hommes évoque, elle, la dernière reine de l’île, son trajet
jusqu’à la
mer et l’exil en Algérie. Les exemples abondent. Le ressassement de la
terre
malgache et de ses composantes en souligne le caractère protecteur et
didactique. Si l’homme échoue à y déceler les traces d’histoire, le
paysage se
dévoile comme un champ de force qui a su capter et garder un passé
auquel
il a servi de cadre. Le lieu natal apparaît comme un archiviste
consciencieux. Forme de persistance mémorielle, ses éléments se révèlent
échos
à écouter et à interpréter. Ils sont une base de travail, composée de
strates
multiples à éplucher, lisibles pour qui sait ou veut en prendre
conscience. En
proposant la terre au lecteur, l’écriture impose le lieu natal et fait
admettre
son rôle dans le vécu et l’imaginaire insulaires. Elle s’en fait
également, et
peut-être surtout la gardienne. Comme une réponse à la béance de
l’îlien,
la littérature se fait mémoire fictionnelle du lieu natal, passeuse
d’histoire.
Parole démiurgique, en en revisitant les paysages, la toponymie, elle
tente
de (re)créer l’île, et de la donner en la nommant. Parole vivante mue
par le
désir de « tout transcrire […]. Ne rien omettre […]. Scander à ne plus finir. »,
le ressassement qu’opèrent M. Rakotoson et Raharimanana veut agir sur
la matière : sur la terre natale et son histoire béante, en la (re)mettant au
monde et en la (ré)inventant ; sur l’esprit et le cœur. En les y fixant.
Corpus
- RAHARIMANANA, Jean-Luc, Lucarne, Paris, Le Serpent à Plumes, 1999.
- —, Nour, 1947, Paris, Le Serpent à Plumes, 2001.
- —, L’Arbre Anthropophage, Paris, Éditions Joëlle Losfeld, 2004.
- RAKOTOSON, Michèle, Le Bain des reliques, Paris, Karthala, 1988.
- —, Henoÿ : fragments en écorce, Paris, Éditions Luce Wilquin, 1998.
- —, Lalana, Paris, Éditions de l’aube, 2002.
Notes
[1]
Il s’agit ici, bien entendu, d’un instrument descriptif, qui n’implique aucune nuance
péjorative.
[2]
Diva Barbaro Damato, « La répétition dans les essais d’Édouard Glissant, dans Poétiques d’Édouard Glissant, textes réunis par Jacques Chevrier, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 1998, p. 150.
de Littérature comparée
[3]
Voir à ce propos M. Marson, « Madagascar ou l’insularité paradoxale », Revue Notre
Librairie, n° 143, Janvier-Mars 2001, p 62-69.
[4]
Selon Édouard Glissant, « Métissage et Créolisation », dans Discours sur le métissage,
Identités métisses, Sylvie Kandé (dir.), Paris, L’Harmattan, 1999,
p. 47-53, la créolisation
est « l’action par laquelle, sous l’emprise d[e] colonisation[s], des
cultures hétérogènes, soit dominantes, soit dominées, sont entrées en
phase de synthèse et, par tout un
jeu de répulsion et […]d’attraction, […]a donné jour à une nouvelle
sorte de réalité. »
[6]
C’est à dessein que nous employons et soulignons ce terme marin, qui introduit l’idée
de flottaison et de déplacement, pour tenter de définir le parcours de l’île rouge et de
son natif.
[8]
« Cinq questions à Jean-Pierre Millecam », Vision 90, n° 7, octobre 1990, cité par
A. Douaire dans Contrechamps tragiques, Paris, PUPS, 2005, p. 11.
[9]
« […] un sentiment [qui] frappe […] à la face […], dans un univers […] privé d’illusions.
[Devant] le divorce entre l’homme et sa vie, […], le caractère insensé d[u] quotidien […]
et l’inutilité de la souffrance, [on] se sent un étranger. » Albert Camus, Le Mythe de
Sisyphe, Paris, Gallimard, Idées, 1942, p. 163-168.
[12]
Mot de S. Beckett dans L’Innommable, Paris, Éditions de Minuit, 1953, p. 205 : « le texte,
c’est mon parloir. »
[14]
J.-L. Bonniol, « Le métissage entre social et biologique », Discours sur le Métissage,
identités métisses, sous la direction de S. Kandé, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 65.
[16]
Entretien avec Patrick Chamoiseau relaté par Delphine Perret dans La Créolité, espace
de création, 2001, Ibis rouge, Martinique, p. 279.
[19]
André Green, « Répétition, différence, réplication », Revue Française de Psychanalyse,
n° 3,1970, p. 471-472.
[20]
Daniel Maragnès, « L’identité et le désastre. Origine et fondation », Portulan, Mémoire
juive, mémoire nègre, deux figures du destin, p. 274.
[21]
Traduisant le portugais desassossego, « inquiétude, agitation, trouble », ce terme indique
le manque de sossego, de « repos », de « tranquillité », de « calme ». de « paix ». Fernando
Pessoa élargit les frontières du concept, et lui donne la signification d’« ennui, trouble,
anxiété, malaise, peine, décalage par rapport à la vie normale ». Il est en outre intéressant
de noter que sossego vient du latin sessitare, forme fréquentative de sedere : « se tenir
assis », dont procède l’« être », le ser portugais : « Ces affinités laissent déjà entrevoir la
part d’inquiétude ontologique qui caractérise “l’intranquillité” », souligne Régis Salado
dans « Encore un pas sur l’échelle de la dépersonnalisation… Le lyrisme critique de Fernando Pessoa », Revue de Littératures française et comparée, n° 9,1997, p. 299.
[22]
Dans les mythes fondateurs, le territoire est donné à un peuple choisi par les dieux et
se transmet en possession légitime à leurs descendants.
[23]
Daniel Maragnès, Portulan. Mémoire juive, mémoire nègre. Deux figures du destin, op.
cit., p. 273.
[24]
É. Glissant est cité par Diva Barbaro Damato, « La répétition dans les essais d’É. Glissant », Poétiques d’É. Glissant, op. cit., p. 149.
[25]
Ce terme désigne ici le cadre général, aussi bien l’environnement géographique qu’historique, social et langagier.
Résumé
Français
Chez M. Rakotoson et J.-L. Raharimanana, le ressassement apparaît comme la seule forme apte à dire une île cruelle, née d’une histoire prédatrice qui se répète depuis l’origine. Exhibant l’effort, la progression, le procédé n’est pas un figement de l’écriture : repassant l’île, l’obsession, par le sas de l’écriture, les textes en font une dynamique de recherche. Dévoilant un mal insulaire profond, enfoui et « insu », le ressassement se fait traversée des apparences, signal et essai de thérapie.
English
Michèle Rakotoson and Jean-Luc Raharimanana: How to tell the native island through reiteration For M. Rakotoson and J.-L. Raharimanana, reiteration appears as the only way to tell a cruel island born from a predatory history which repeats itself since the origins. Making the effort and the progression manifest, this device is more than a petrifaction of writing: sifting the obsessive island throught the sieve of writing, the texts make it a research dynamic. Revealing the buried and unknovvn islander’s deep failure, reiteration goes beyond appearances. It is a sign and an attempt at therapy.
Plan de l'article
Pour citer cet article
MARSON Magali Nirina, « Michèle Rakotoson et Jean-Luc Raharimanana : Dire l'île natale par le ressassement », Revue de littérature comparée 2/ 2006 (no 318), p. 153-171URL : www.cairn.info/revue-de-litterature-comparee-2006-2-page-153.htm.
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