Romance QuarterlyVolume 62, Issue 3, 2015 |
Entre traditions et diffusions: Madagascar dans Comme un vol de papang' de Monique Agénor
Agenor Monique sur SUDOC-ABES
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Abstract
In this article, I examine how Monique Agénor uses oral traditions and supernatural practices in her novel Comme un vol de papang'
in order to bequeath Malagasy traditions not only to all the Malagasy
people who are still living in the red island, Madagascar, but also to
those who are now exiled. In her book, the writer tells the history of
Madagascar in the wake of its decolonization and the story of Hermina, a
young Malagasy descent woman who was born and lives in the island of
Réunion, in the Indian Ocean. Thanks to her divine power, Herminia
succeeds in spreading the history of an island that she does not know
personally. By the agency of numerous rituals, symbolic visions, and the
use of traditional rhetorical discourses borrowed from the Malagasy
oral traditions, kabary, Agénor transmits the history of Madagascar and
ensures its survival.
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In this article, I examine how Monique Agénor uses oral traditions and supernatural practices in her novel Comme un vol de papang'
in order to bequeath Malagasy traditions not only to all the Malagasy
people who are still living in the red island, Madagascar, but also to
those who are now exiled. In her book, the writer tells the history of
Madagascar in the wake of its decolonization and the story of Hermina, a
young Malagasy descent woman who was born and lives in the island of
Réunion, in the Indian Ocean. Thanks to her divine power, Herminia
succeeds in spreading the history of an island that she does not know
personally. By the agency of numerous rituals, symbolic visions, and the
use of traditional rhetorical discourses borrowed from the Malagasy
oral traditions, kabary, Agénor transmits the history of Madagascar and
ensures its survival.
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S'il
y a des îles de l'océan Indien qui sont étroitement liées se sont bien
Madagascar et l'île de la Réunion. Etant géographiquement proche l'une
de l'autre, ces deux îles conservent des attaches culturelles. Dès le
dix-septième siècle, deux français, Louis Payen et Louis Pau, venant de
Fort Dauphin, ville située au sud de Madagascar, débarquent à la Réunion
en compagnie de « servants » malgaches pour fonder un poste dans le
pays. Comme le note Jean-Louis Joubert dans Littératures de l'océan Indien,
cet événement marque le début du peuplement et du marronnage dans
l'île ; les colons n'ayant pas voulu que les « domestiques » disposent
des femmes, ces derniers ont fui dans les montagnes. Quelques années
plus tard, des colons munis d'esclaves d'Afrique et de Madagascar,
s'installent dans l'île (193). Au dix-neuvième siècle, en 1897,
craignant la rébellion malgache dans la capitale, Antananarivo, les
colons français, exilent la dernière reine malgache, Ranavanalo III, à
La Réunion pendant deux ans, avant de l'envoyer définitivement à Alger
en 1899.
En plus des liens historiques,
géographiques ou ethniques entre les deux îles, soulignons que la
littérature réunionnaise incarne l'idée de « métissage.» Dans The Other Hybrid Archipelago: Introduction to the Literatures and Cultures of the Francophone Indian Ocean,
Peter Hawkins explique que le fusionnement entre les cultures, les
traditions, les histoires malgaches, tamouls, chinoises et françaises
définissent la littérature de la région et plus précisément, de l'île de
La Réunion (38–39). Le roman Comme un vol de papang' (1998) est
ainsi emblématique du pays. Il dépeint le multiculturalisme de l'île. En
montrant les différences raciales, linguistiques et culturelles de
l'île, Monique Agénor met en avant l'identité créole telle qu'Edouard
Glissant le définit dans sa Poétique de la Relation (46). En
effet, l'auteure y insère de façon très naturelle des dialogues en
langue créole afin de présenter son importance dans le monde littéraire
francophone. Soulignons que dans les années quatre-vingt-dix, la
littérature écrite en créole est encore récente et peu répandue (Joubert
10). Le français est la langue de la Culture tandis que le créole est
encore considéré comme un « patois.» Ainsi, en incorporant des dialogues
en créole, Monique Agénor prône et honore l'identité de son île natale.
Dans l'entretien que l'écrivaine fait le 21 juin 1999 pour l'émission
« La Langue française vue d'ailleurs » sur Méd1Radio, cette dernière
explique que si le créole disparaissait, La Réunion perdrait son
authenticité, son identité. Il s'agit donc pour Monique Agénor de
conserver la culture réunionnaise ou même de la propager à travers
l'écriture pour en laisser une trace sempiternelle.
Bien que le roman Comme un vol de papang'
raconte l'histoire des habitants de l'île de la Réunion, le canevas sur
lequel se construit la trame narrative se tisse sur l'histoire de la
colonisation malgache et sur le sort des descendants de l'esclave de la
reine Ranavalona III. Dans ce roman enchevêtré, ou à deux temps,
Herminia, la petite fille de l'esclave affranchie de la dernière reine
malgache, Fanza, raconte de l'île de la Réunion, à la veille de la
décolonisation de Madagascar en 1960, et à grâce à des dons
divinatoires, l'histoire de la colonisation du pays et du détrônement de
la reine en 1895. Bien qu'elle ne connaisse pas le pays ou les
traditions de ses ancêtres, Madagascar est pour Herminia un pays si
proche. Sa grand-mère l'a choisie pour en diffuser son Histoire et ses
traditions. Dans ce travail, nous montrerons qu'en plus de glorifier la
culture créole, Monique Agénor se charge de conserver l'héritage
culturel des Malgaches. Son héroïne, Herminia (Minia), qui détient des
pouvoirs surnaturels sert d'intermédiaire. C'est à travers la découverte
des rites malgaches que l'héroïne conserve les traditions littéraires
et les coutumes du pays de ses ancêtres, Madagascar.
Dans Comme un vol de papang'
Monique Agénor est le porte-parole du peuple malgache. Elle répand
l'histoire de l'île, qui aurait pu être ensevelie dans les terres des
hauts-plateaux d'Antananarivo et qui aurait pu être vouée à l'oubli par
tous les descendants malgaches déracinés vivants loin de leur île
originelle. En effet, l'écrivaine dédie son livre « aux poètes malgaches
habitant ou disparus qui [lui] ont toutes grandes ouvertes les portes
de leur hainteny et de leur imaginaire » (Agénor 7). C'est en
remerciant ses ancêtres de lui avoir donné l'inspiration et la verve
poétique que Monique Agénor répand, grâce à sa plume, les traditions
orales de l'île rouge, Madagascar. En effet, c'est ainsi qu'elle
souligne l'importance que joue l'art oratoire dans ses écrits.
Dans
son livre, Monique Agénor met deux récits en parallèle, l'histoire de
Fanza à Madagascar avant la colonisation du pays en 1960 et celle de sa
petite fille Herminia, créole-réunionnaise. Dans le récit, Herminia joue
le rôle de conteuse et fait interpréter aux enfants de la Rivière
Saint-Denis, les contes de La Fontaine en créole car elle veut leur
faire découvrir « la richesse orale de leur pays d'origine » (Agénor
10). Cette dernière cherche à encourager la diversité des races, des
cultures dans son pays car « elle avait remis la langue créole à
l'honneur. Que ce fût le créole réunionnais, malgache, mauricien ou
seychellois, chacun de ses contes fleurait bon le vétiver, et
l'ylang-ylang, la coriandre et le curcuma » (10). Parallèlement au récit
historique écrit en Français, dans la deuxième partie du roman, Monique
Agénor incorpore la langue créole. L'usage du créole dans les dialogues
montre l'importance de l'art oratoire dans la culture
créole-réunionnaise. Les traditions culturelles et linguistiques que les
Colons ont imposées ne sont plus représentatives de la vie quotidienne
et de la littérature réunionnaises. Comme un vol de papang'
accentue le fait que la littérature « francophone » ne peut plus être
considérée comme « étrangère » ou « d'outre-mer » comme le signale
Valérie Magdelaine-Andrianjafitrimo dans son article « Littératures des
départements d'outre-mer, Littératures francophones: les ambigüités
d'une terminologie ou un double anachronisme » (44). Au contraire, elle
doit être vue comme une littérature qui existe par elle-même et qui a sa
propre langue, c'est « une littérature de la créolisation » où il est
question d'interaction entre les cultures (44). C'est une littérature
qui prend conscience d'elle-même et qui accepte sa créolité. A l'instar
de Bernabé, Chamoiseau et Confiant qui, dans Eloge de la créolité
définissent le terme « créolité » comme « de véritables forgeries d'une
humanité nouvelle celles où langues, races, religions, coutumes,
manières d'être de toutes les faces du monde, se trouvèrent brutalement
déterritorialisées, transplantées dans un environnement où elles durent
inventer la vie » (26), le récit de Monique Agénor exemplifie bel et
bien ce que signifie ce terme. En plus de former une entité, la créolité
est selon Bernabé, Chamoiseau et Raphaël Confiant « le mode privilégié
de l'oralité-pourvoyeuse de contes, proverbes [ … ] » (37). En effet, à
l'instar de ces confrères antillais, Monique Agénor démontre de la même
manière que l'histoire d'un pays, et plus particulièrement de la
relation entre La Réunion et Madagascar, se fait grâce à la propagation
et à l'apport de l'oralité dans un texte écrit.
Les ancêtres (razanaha)
font partie intégrante des activités journalières des Malgaches. Ils
ponctuent les événements dans leur vie. La tradition malgache veut que
l'on respecte les ancêtres et leurs fady (tabous ou interdits),
qu'on les honore et qu'on se souvienne d'eux. D'ailleurs pour commémorer
les morts, il existe une coutume, le retournement des morts (famadina)
où les proches du défunt le sortent de son tombeau pour remplacer son
linceul. Ce rite est un signe d'hommage et de remerciement. La
réincarnation se souscrit également à leurs croyances. Pour les
Malgaches, les pouvoirs surnaturels se transmettent de génération en
génération. Les ancêtres (les morts) se manifestent sous forme d'esprit
et rentrent en transe chez les vivants (tromba). Dans le roman, les actes divinatoires se font grâce à l'intervention des ancêtres. Tout comme son bisaïeul malgache prénommé Mpsikidy
(devin en malgache), Herminia racontera l'histoire de sa grand-mère
grâce à sa clairvoyance. Herminia est en vérité la réincarnation de son
aïeule; elle naît « fortuitement » le jour de la mort de sa grand-mère:
« en même temps que le Dieu Zanahàry faisait monter la ramatoà
Fanza dans sa barque, en même temps, il déposait dans le berceau de la
vie, une tite-fille du nom de Minia » (Agénor 15). La mort-naissance des
deux personnages souligne le rôle que jouent les ancêtres dans la vie
des Malgaches.
Dans le texte, le rapport
entre la vie et la mort représente l'impossibilité d'oublier l'histoire
et les traditions, il est synonyme de transmission culturelle.
L'avènement d'Hermina annonce la diffusion culturelle. L'auteure se sert
d'Herminia, descendante de Fanza, et du symbole de la mort-naissance de
la grand-mère et de la petite fille pour perpétuer les traditions
ancestrales. Dans la culture malgache, l'idée de coïncidence n'existe
pas; si Minia naît le jour de la mort de sa grand-mère, c'est parce que
les ancêtres l'ont choisie. Herminia représente donc la voix
propagatrice de la tradition et de l'Histoire, elle incarne la voix des
ancêtres. Fanza qui est sur le point de mourir annonce la naissance de
sa future petite-fille (Herminia) pour léguer les traditions:
Par un soleil nocturne, au neuvième mois lunaire
Qui arrive à grand pas,
La fleur d'herbes que je suis refermera à jamais
Sa triste corolle de rosées.
Mais renaîtra une autre fleur d'herbes
Qui ne sera plus tout à fait moi,
Ni tout à fait elle,
Et qui fera revivre dans vos cœurs de Malgaches
Nos croyances et nos rites violentés et trahis (Agénor 178)
Ainsi,
la mort d'une personne n'est pas forcément signe de souffrance ou de
douleur, puisqu'elle permet la continuité, elle permet de léguer
l'héritage culturel d'un peuple malgré lui-même.
Dans l'histoire enchâssée de la colonisation, Ranavalona-Manzàka (la reine) fait très souvent appel à Mpsikidy,
le devin, qui, lui, sollicite l'aide des ancêtres. Elle invoque plus
particulièrement Radama Ier, le fils du premier roi malgache,
Andrianampoinimerina, celui qui a unifié le pays en réunissant toutes
les tribus de l'île. Au moment où la reine est encore en déni de la
prise du pouvoir de son pays par les Français, elle consulte Mpsikidy,
le père de Fanza, qui fait des incantations. En effet, ce dernier
appelle les ancêtres et procède à des rituels magiques, pour aider la
reine à prendre des décisions « dans ses incantations, d'une voix basse
et heurtée, il avait sollicité l'aide de Ramada Ier, chanté les louanges
de Ranavalona-Manzàka, et rendu hommage aux ancêtres » (Agénor 169)
mais d'après les interprétations du voyant le destin « [ … ] allait
engloutir dans ses profondeurs l'onde lumineuse de Sa Grâce et de son
Royaume » (Agénor 170); en effet, le pays allait perdre son honneur et
être sous le joug de la France.
Minia, ne fait pas l'exception à la règle. Dès ses trois ans, l'enfant est attirée par le ravinàl,
l'arbre du voyageur, emblématique de la région. En réalité, elle
communique avec lui car « l'arbre n'était plus seulement un auditeur
passif bien qu'attentionné, mais un interlocuteur tantôt drôle, tantôt
triste » (Agénor 15–16). En réalité, Sahondra, a planté un ravinàl
pour commémorer sa mère, pour « qu'elle [vienne] reposer son âme dans
son pied-de-bois sacré après ses voyages dans les limbes » (15), rendant
ainsi le lieu symbolique car c'est l'endroit où la réincarnation de
l'esprit de Fanza en celui de sa petite-fille, Minia, a lieu. La
transmigration adhère aux croyances et pratiques de la culture malgache
et souligne que c'est grâce à ses rituels bien ancrés que la jeune fille
transmet à ses ascendants l'Histoire de leur pays. Dans son entretien
recueilli par Thomas C. Spear pour 5 questions pour Île en Île,
Monique Agénor, écrivaine d'origine réunionnaise, ayant vécu à Paris à
partir de l'âge de vingt ans et étant connu pour avoir écrit des romans
et des nouvelles sur son île natale, tels que L'Aïeule de l'isle Bourbon (1993), Bé-Maho, Chronique des îles sous le vent (1996) et Cocos-de-mer et autres récits de l'Ocean Indien (2000), pour citer quelques-uns de ses écrits, explique que dans Comme un vol de papang',
elle se serait inspiré de Jorge Luis Borges et de sa théorie sur la
transmigration. En effet, selon elle, la vie que l'on vit aujourd'hui,
on l'aurait déjà vécue dans le passé et, par la même occasion, on la
revivra dans l'avenir. De ce fait, son point de vue s'accorde avec les
croyances malgaches où les morts peuvent retrouver une autre vie et se
manifester sous forme « d'esprit » (tromba), chez des personnes vivantes, lesquelles ont été choisies par leurs ancêtres.
Dans
le roman, juste avant que Minia se mette à raconter la vie de Fanza, un
événement surnaturel survient, le moment de la transmigration entre
Fanza et Minia a lieu:
Dehors
dans le silence qui suivit le tumulte, les Z'habitants entendirent des
bruissements d'ailes, un peu comme ceux d'une libellule géante et
vibrionante, accompagnés d'un miaulement aigu. Ils levèrent la tête. Ce
n'était rien. Un oiseau de belle couleur mauve volait par hasard
au-dessus du ravinàl.
Moi Herminia, l'étais Fanza.
Moi Herminia l'étais fleur d'Herbes
L'esclave favorite affranchie de ma Reine
Manzàka.
C'était
ainsi qu'Herminia avait commencé à raconter son autre vie à toute la
band'curieuse des habitants de la Rivière Saint-Denis [ … ] (18–19)
En
réalité, Fanza, celle qui joint les traditions des deux pays, n'est pas
tout à fait morte, elle revit dans le corps de Minia et lui ouvre les
portes de la divination, lui donnant ainsi la possibilité de raconter
son histoire. Elle devient le porte-parole de l'Histoire et assume le
rôle de conteuse pour que « [ … ] la communauté malgache d'ici [de la
Réunion] apprenne l'histoire, son histoire, l'histoire de sa fille »
(65). De cette manière, la mort-naissance de Fanza-Minia et le transfert
d'esprit entre Fanza et Minia sous l'arbre indiquent que les traditions
et l'Histoire malgaches ne peuvent pas sombrer dans la pénombre.
Le ravinàl
est l'arbre du voyageur à Madagascar. C'est dans ses aisselles que les
voyageurs recueillaient l'eau de pluie. Il représente l'arbre de la
survie. Dans le livre, il figure comme un totem. Premièrement, il
caractérise la mort de Fanza car sa fille, Sahondrà, l'a plantée pour
elle à la mort de sa mère. Deuxièmement, c'est le lieu où Fanza se
réincarne en Minia et où celle-ci commence à raconter l'histoire de son
peuple. Finalement, c'est au « ravinàl sacré du parc royal » que Fanza
qui « pour être prête à écouter les prédictions de son ancêtre et pour
mieux communiquer avec son âme [ … ] avait bu une décoction de pierres
précieuses [ … ] » (224). C'est donc à l'ombre de cet arbre que son
grand-père Mpsikìdy avoue que quoiqu'il n'advienne, les
colonisateurs ne s'empareront pas de l'âme et de l'identité des
Malgaches, « les Vazàhas (Blancs) peuvent piétiner, écraser, mépriser,
déposséder la Reine et son peuple de leur identité, jamais ils ne
pourront extirper des âmes ce qui vient du plus profond de la terre, de
la mer, du ciel, des enfers, cette indéfinissable magie déposée dans les
cœurs dès l'origine du monde, par les Ancêtres et le Zanahàry »
(225). Il va même jusqu'à prédire la décolonisation de Madagascar sous
l'arbre « notre peuple marchera sur l'ombre colonisatrice et lui
tranchera son souffle de vie. Les Vazahàs seront vaincus et ils
se retireront de la terre de nos ancêtres » (225). L'arbre emblématique
du pays devient un lieu de prédilection qui invoque le maintien, la vie,
la mort, la renaissance et la fierté des coutumes. Il symbolise la
sauvegarde des traditions.
Tout comme son
nom l'indique, l'arbre du voyageur, voyage, il se renouvelle. Il
garantit la préservation des usages de la vie dans la société malgache
grâce à la transmutation de l'esprit des ancêtres. En réalité comme Mpsikidy dit lors de sa divination:
L'esprit
des Ancêtres souffle sur les vivants pour maintenir la pérennité des
traditions et des coutumes. L'esprit des Ancêtres propage, de la vie à
la mort, et de la mort à la vie, l'étincelle de la transmigration.
L'herbe pousse au ras des prairies, elle fleurit, elle embaume, se
dessèche et meurt pour repousser plus loin, témoin fidèle d'un combat
pour une vie sans cesse renouvelée. (226)
C'est grâce au ravinàl
que la diffusion des traditions se fait. Les prédictions du grand-père
de Fanza, et les histoires que Minia raconte aux enfants créoles
indiquent que l'arbre est synonyme d'oralité et de souvenirs des
ancêtres. Tout comme le ravinàl qui aide à la survie des
voyageurs, l'oralité contribue à la continuité des traditions. L'oralité
n'est autre que la diffusion et le voyage de la parole des ancêtres.
Le titre du roman Comme un vol de papang'
est synonyme de voyage et de préservation des coutumes. Lorsque Kotò,
le père de Minia découvre les cahiers de la petite fille, celui-ci y
trouve des dessins d'« un grand oiseau violet à la tête de la petite
fille qui n'était autre qu'Herminia » donc du ravinàl et du Papang'.
Ces illustrations le troublent car elles sont bien évidemment allusives
au futur sort de sa fille (17). En effet, cet oiseau migrateur
originaire de l'océan Indien et qui fait de nombreux kilomètres pour se
déplacer, joue un rôle important dans le texte. Il évoque le voyage,
l'exil de Fanza à la Réunion, voire celui de l'écriture et de la
diffusion de l'Histoire. L'histoire de la Reine et de sa servante ne
s'arrête pas à Madagascar. Le Papang' symbolise le voyage et
facilite même la transmission des traditions « il passait pour être un
bon oiseau, de bon augure. Migrateur, il partageait son temps et son
espace entre l'Afrique, Madagascar et la Réunion [ … ] il arriva même au
jour d'anniversaire du retournement des Morts. À chacun de ses voyages
[il] venait boire dans les feuilles du palmier et se chauffer au soleil
sur le toit de la case » (17). L'oiseau est également responsable de la
transmigration de l'esprit de Fanza chez Minia, «[ … ] après avoir puisé
l'eau des palmettes, [il] l'avait reversée dans la bouche grande
ouverte de Minia appuyée contre l'arbre, [qui avait] le visage tourné
vers la Voie lactée» (17). C'est à partir de cet évènement que commence
le rituel de la réincarnation de Fanza en Minia. L'oiseau voyageur lui
donne le pouvoir de répandre les rites. L'oiseau représente la vie et le
voyage. Il n'étouffe pas l'Histoire mais au contraire, il aide Minia à
la raconter.
Dans la partie du roman dédiée à
l'histoire de Ranavalona III et Fanza, Monique Agénor expose le lecteur
aux conflits qui existent entre colons-colonisés et aux difficultés que
les Malgaches ont eues face à l'impérialisme français. Elle rapporte
les propos condescendants des colons et parle de leur grand désir
d'annihiler toutes les formes littéraires orales malgaches. Les Français
veulent faire oublier les croyances aux Malgaches pour imposer les
leur « si nous voulons une bonne véritable colonisation, il faudrait
commencer par dépouiller ces béotiens de leurs fables immorales, de
leurs hainteny sans rimes, de leurs kabary exaspérants, et
surtout de leurs ancêtres omniprésents » déclare la reine. Bien que les
Français veuillent battre en brèche toutes les traditions malgaches, la
reine continue à promouvoir sa culture en déclamant des kabary
« il fallait à tout prix éviter le naufrage de la culture malgache. Il
fallait sauver les croyances et les rites, préserver les kabarys et les hainteny
[ … ] » (220). En effet, tout au long du roman, pour répondre aux
conflits coloniaux et s'adresser à son peuple, la reine proclame des kabary, signalant ainsi la sauvegarde des traditions orales de son pays.
Rajoutons que dans le texte, les kabary ou hainteny
ou les propos de la communauté malgache sont sous forme de discours. En
effet, les deux types de discours, définissent l'importance de l'art
oratoire. Les kabary sont des discours « que l'on rencontre très
souvent pour présenter ou exposer les corvées sociales ou toute autre
activité concernant la population d'un village ou d'un quartier [ … ] un
discours harmonieux et structuré illustré par des proverbes et des
dictons ainsi que des hainteny destinés à retenir l'attention de l'auditoire » (Rakotoandriandrionoela 29). Dans Comme un vol de papang' les discours à la cour ou ceux de la Reine dérivent des proverbes et des dictons malgaches. Monique Agénor incorpore dans les kabary,
des mots de la faune et de la flore malgache pour que le discours soit
persuasif et emblématique du pays. Cependant, ils sont traduits ou
retranscrits en français. Pour convaincre les Hova (merina) de défendre Antananarivo des envahisseurs, les Français, la reine explique:
Ils sont comme des maniocs dans nos champs.
Certains poussent avec des racines saines
Et d'autres viennent à l'air libre
Avec des racines puantes (Agénor 225)
Ce
dicton représente un proverbe populaire malgache. La flore malgache et
les images métaphoriques du manioc y sont mentionnées pour expliquer aux
lecteurs le proverbe français, “les mauvaises herbes poussent
toujours.” En quelques mots, le discours de la Reine est représentatif
de la forme discursive des kabary. Tout d'abord il persuade et ensuite il reprend des proverbes et expressions populaires pour parler d'un événement particulier.
Dans les kabary, le hainteny est inclus et c'est d'ailleurs à cela que se réfère l'auteur avant de commencer son livre; les hainteny transportent les auditeurs dans un univers malgache. Andriamaharo dit à ce propos que les hainteny
sont toujours liés au sol natal (14). Ainsi, le discours de la Reine
comprend un champ lexical qui se réfère aux traditions malgaches. En
effet, la reine évoque à plusieurs reprises les termes vazàha (étranger), làmba
(pagne des femmes malgaches). En incorporant des mots de la langue des
autochtones, Monique Agénor donne une identité à son livre, lequel est
principalement écrit en français.
Rajoutons que les kabary
sont aussi des discours traditionnels formels proclamés lors de grands
événements tels que les mariages, les naissances, les enterrements. Ils
ont une structure spécifique. Un kabary doit tout d'abord
présenter des excuses, puis remercier, ensuite saluer le public et
finalement rentrer dans le vif du sujet (Joubert 24). Même aux moments
les plus critiques de l'histoire de la colonisation, la reine continue à
prononcer des kabary pour encourager son peuple à résister
contre les forces colonisatrices. La reine demande d'ailleurs à son
peuple de lutter contre l'oppresseur et de ne pas renoncer à la lutte.
Monique Agénor choisit de clore la partie historique de son roman avec
la colonisation de Madagascar et l'ultime kabary de la reine à
ses compatriotes. Le pays est certes sous le joug de la France mais les
derniers mots de la souveraine sont ceux de l'encouragement, de la
défense, de la bénédiction et finalement de la protection des ancêtres:
Je vous bénis avec l'eau d'argent
Avec l'eau de corail
Avec l'eau de pierres précieuses
Que le Zanahàry (Dieu) et vos ancêtres vous protègent (Agénor 249)
Dans
les moments les plus difficiles, il est toujours question de faire
appel aux ancêtres car c'est à eux qu'on doit le respect. Ainsi, Monique
Agénor met fin à l'histoire qu'elle raconte sur Madagascar au moment où
le pays est colonisé. La fin de cette partie semble ainsi
représenter la fin d'un cycle. Pourtant, est-ce une coïncidence si le
chapitre qui suit, annonce la renaissance de cette culture, et la
libération de Madagascar?
Dans le chapitre qui succède à la colonisation de Madagascar, Monique Agénor fait vivre au lecteur grâce à un kabary
prononcés par Minia, les événements du 26 juin 1960, donc de
l'indépendance de Madagascar. Cette dernière clôt cette partie en
reprenant les traditions littéraires malgaches, c'est-à-dire en ayant
encore une fois recours au kabary. Fanza qui est réincarnée dans
le corps de Minia qui est en transe se trouve maintenant responsable et
« gardienne », des « coutumes » et des « mémoires des ancêtres » (249).
Dans son kabary, Minia suggère d'ailleurs à ses compatriotes de
reconstruire le pays de ses aïeuls car selon elle, il faut « travailler à
l'élaboration d'un pays neuf » (250) qui a été « saccagé » par la
colonisation. Finalement, son discours se termine comme le dernier
discours de la reine, c'est-à-dire en bénédiction. Minia reprend les
mêmes dires et métaphores que Ranavalona-Manzàka:
Je dirai comme ma Reine,
Je vous bénis tous avec l'eau d'argent
Avec l'eau de corail
Avec l'eau de pierres précieuses (251)
La
culture malgache demeure bien vivante. Minia en est promotrice. En
réalité, son histoire renaît et prend un nouveau tournant. C'est en
terminant son récit avec un kabary que Minia se charge de répandre les traditions.
Ainsi, les derniers kabary
de la reine et de Minia dans le texte sont similaires; ils ont une
valeur historique importante pour Madagascar. Ils se greffent au texte à
des moments clés de l'histoire: la colonisation et la décolonisation de
Madagascar. Ces deux grands moments historiques symbolisent la
mort-naissance du pays car un pays meurt et perd son identité lorsqu'il
est opprimé et naît ou renaît lorsqu'il retrouve son indépendance. Les
derniers kabary évoqués par la reine et Minia sauvegardent la culture et l'histoire malgaches. Les kabary
qui sont prononcés à la veille de la colonisation pour un et le jour de
l'indépendance de Madagascar pour l'autre, montrent que la culture
malgache revit. On doit principalement sa survie aux rites, au culte des
ancêtres et aux traditions littéraires orales. Le papang' répand bel et
bien l'histoire de son pays.
Notes
1Pour
Glissant la créolisation est caractéristique des îles des Caraïbes.
Elle se définit par son multilinguisme et son ouverture constant vers
l'autre. Pour lui, c'est un éclatement de cultures (Glissant 46).
2Notons que les hainteny
sont des poèmes principalement amoureux, improvisés et déclamés par
deux intervenants. Pour Jean-Louis Joubert ces poèmes qui font partie de
la tradition orale sont « des poésies savantes » (26). Ce dernier
traduit le terme comme « science et pouvoir des mots » (26).
3Des racines comestibles.
4Les Hova, sont les Merina c'est-à dire une des dix-huit ethnies malgaches. Les Hova viennent des hauts plateaux malgaches.
Ouvrages cités
- 1. Andriamaharo, Ariane. “Les Résurgences du ‘Hain-teny'.” La littérature d'Expression Française Ed. Siméon Rajaona. Antananarivo: Notre Librairie, Juillet–Septembre 1992. Imprimé.
- 2. Agénor, Monique. Comme un vol de papang'. Paris: Serpent à Plumes, 1998. Imprimé.
- 3. ———. “5 questions pour Île pour île.” Lehman College, CUNY. 9 juin 2009. Web. <http://www.lehman.cuny.edu/ile.en.ile/media/5questions_agenor.html>. 16 avril 2014.
- 4. ———. “La langue française vue d'ailleurs.” Medi1Radio, Maroc. 21 juin 1999. Web. <www.medi1.com/player/player.php?i=118803>.
- 5. Bernabé, Jean, Patrick Chamoiseau, et Raphaël Confiant. Éloge de la créolité. Paris: Gallimard, 1989. Imprimé.
- 6. Hawkins, Peter. The Other Hybrid Archipelago: Introduction to the Literatures and Cultures of the Francophone Indian Ocean. Lanham: Lexington Books, 2007. Imprimé.
- 7. Joubert, Jean-Louis. Littératures de l'océan Indien. Vanves: EDICEF, 1991. Imprimé.
- 8. Magdelaine-Andrianjafitrimo, Valérie. “Littératures des départements d'outre-mer, Littératures francophones: Les ambigüité d'une terminologie ou un double anachronisme.” Paroles d'outre-mer-identités linguistiques, expressions littéraires, espaces médiatiques. Sous la direction de Bernard Idelson et Valérie Magdelaine-Andrianhafitrimo. Paris: L'Harmattan, 2009. 35–45. Imprimé.
- 9. Rakotoandriandrionoela, Honoré. Henri Ranjeva, Interview. “Le Kabary.” La Littérature d'expression malgache Ed.Siméon Rajaona. Antananarivo: Notre Librairie, Avril–Juin 1992. Imprimé.
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