mardi 18 août 2015

Perrine Burnod , Katy Medernach : Interrelations entre agro-industrie et agricultures familiales vues par le prisme du système agraire

http://scholar.google.fr/scholar?hl=fr&as_sdt=0,5&q=%22Perrine+Burnod%22&scisbd=1

https://drive.google.com/file/d/0B28LIEw6t7gtUXRPbVlTbGVZUkk/view?usp=sharing
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http://www.franceculture.fr/emission-culturesmonde-les-nouveaux-visages-de-l-agriculture-44-quand-la-finance-investit-dans-la-te
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 https://goo.gl/uB69HZ
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 https://goo.gl/hRnGnF



Les dynamiques d’appropriation foncières s’intensifient depuis le début des années 2000 (Deininger et al., 2011 ; HLPE, 2011 ; Anseeuw et al., 2012). À Madagascar, comme sur le continent africain, les entreprises agricoles optent le plus fréquemment pour le développement de grandes plantations en régie (Andrianirina Rastialonana et al., 2010). Elles accèdent – ou souhaitent accéder – à la terre par voie de bail pris auprès de l’État (Burnod et al., 2013a et b). Elles visent des superficies allant de 5 000 à 100 000 hectares et, dans bien des cas, espèrent construire et approvisionner des usines de transformation (huile, sucre, éthanol).
Beaucoup d’études mentionnent la diversité des effets de ces nouveaux investissements agricoles sur les populations locales (Deininger et al., 2011, HLPE, 2011 ; Anseeuw et al., 2012 ; Borras et Franco, 2012 ; White et al., 2012). Elles s’accordent sur la nature des impacts mais peu les analysent et les quantifient précisément. Ce faible traitement découle du caractère récent, voire de l’abandon, de ces projets d’exploitation à grande échelle1. Il résulte également de la priorité donnée par les chercheurs à la qualification et à l’analyse des stratégies des entreprises, des politiques et pratiques des États ou des réactions de la société civile vis-à-vis de ces investissements.
Les études de cas sur les impacts de l’installation d’entreprises agricoles, encore en nombre limité à notre connaissance, se basent sur des indicateurs de la sécurité alimentaire, sur l’approche « livelihoods » (DFID, 1999) ou sur une analyse des activités et revenus des ménages. Ces études se construisent sur des approches quantitatives (Barron et Rello, 2000 ; Maertens et Swinnen, 2009 ; Rist et al., 2010 ; Schoneveld et al., 2011) ou qualitatives (Kenney Lazar, 2012), parfois couplées à des entretiens plus systématiques auprès des ménages (MacCarthy, 2010 ; Adamczewski et al., 2013 ; Clerc, 2013). Même si elles s’en approchent, peu d’études de cas utilisent l’analyse connue en France sous le label de « diagnostic agraire2».
Outil de compréhension du fonctionnement d’une société agraire (Mazoyer et Roudard, 1997) et d’articulation de différentes échelles d’analyse3, le diagnostic agraire peut être mobilisé dans le cadre d’évaluation d’impacts de projets de développement agricoles (Delarue, 2007). Dans une perspective méthodologique, cet article expose, en s’appuyant sur une étude de cas menée à Madagascar (Medernach, 2011 ; Medernach et Burnod, 2013), l’intérêt et les limites d’une approche de diagnostic agraire pour étudier les impacts associés à l’implantation de grandes entreprises agricoles sur les populations locales. L’accent est mis ici sur les effets socio-économiques, ceux sur les pratiques agricoles et pastorales locales étant développés par ailleurs (Medernach, 2011).
À Madagascar, dans le secteur du Jatropha curcas, plus des trois quarts des investisseurs ont arrêté leurs démarches d’installation principalement faute d’expérience, de capital et de réalisme de leur projet (Burnod et al., 2013a). L’étude de cas s’est intéressée à une des rares entreprises encore active dans ce secteur. Cette dernière, JT4, d’origine européenne et présente depuis 2008 à Madagascar, avait le projet de développer 30 000 hectares de jatropha. Au moment des enquêtes (2011), elle n’avait mis en culture qu’environ 200 ha et revu son objectif total à 5 000 ha.
Initiée par l’équipe « Observatoire du Foncier » et le Centre de coopération international en recherche agronomique pour le développement (Cirad), cette étude de cas a été approfondie grâce à un travail de terrain de cinq mois mené par Katy Medernach et Heriniaina Rakotomalala. Elle s’est basée sur 150 entretiens uniques et 50 entretiens répétés auprès de ménages agricoles ou de représentants d’autorités locales (Medernach, 2011).

Le système agraire de Mivili

Une approche historique du système agraire permet de retracer l’évolution des paysages et des catégories de ménages ruraux qui les valorisent (Ferraton et Touzard, 2009). Complétée par une analyse de l’accès au foncier (Colin, 2004), cette approche permet d’avoir une première vision de l’ancrage spatial des systèmes de production, de la diversité des acteurs et, surtout, des liens entre eux, des règles d’accès et d’usage des ressources, et des faisceaux de droits fonciers détenus ou revendiqués. Cette approche diachronique – alimentée tout au long du travail de terrain et confirmée par des travaux bibliographique – permet de reconstruire la situation avant l’arrivée de l’entreprise.
La zone étudiée, Mivili, est située dans le nord-ouest de Madagascar. De manière simplifiée et schématique, deux groupes d’intérêts sont présents à Mivili. Les premiers sont les éleveurs sakalava5. Ils s’installent au début du 19e siècle pour valoriser les vastes surfaces de Mivili par l’élevage bovin extensif. Premiers occupants de la zone, ils obtiennent le statut de tompontany (littéralement maître de la terre). Les seconds sont les agriculteurs betsileo. Ils s’installent au milieu du 20e siècle pour mettre en culture des bas-fonds en rizières, dans un mouvement d’extension du front agricole. Ainsi, dans la situation actuelle, les Sakalava se considèrent comme propriétaires du territoire et comme les seuls à pouvoir en contrôler l’accès ; les Betsileo n’ont pas ce même statut de tompontany6 mais peuvent décider des lieux à mettre en valeur – tant qu’ils honorent au préalable les ancêtres sakalava – et transmettre, vendre ou louer ces terres (Medernach et Burnod, 2013).
Ensuite, l’analyse de l’emprise foncière actuelle et prévisionnelle de l’entreprise permet de cerner le contour du territoire à étudier et d’identifier l’ensemble des acteurs, directement ou indirectement touchés. Limitée au départ aux villages à proximité de la zone d’exploitation de l’entreprise, majoritairement betsileo, l’étude s’est progressivement étendue aux villages sakalava, situés à plus d’une dizaine de kilomètres. L’analyse de l’ancrage spatial des systèmes de production, initialement développé pour saisir les concurrences d’usages entre les ménages et l’entreprise, a aussi aidé à comprendre les concurrences d’usages entre les différents types d’agricultures familiales.
À l’instar d’autres territoires de l’ouest malgache (Sautter, 1980 ; Faurroux, 1997 ; Jacquier-Dubourdieu, 2002) et face à la fermeture des espaces par la riziculture, les Sakalava marquent à Mivili leur ancrage territorial et créent un immense pâturage collectif et lignager appelé « grand kijana » pour l’élevage extensif de bovins7 (50 à 300 zébus par propriétaire). Ce pâturage est entouré de villages et de rizières sakalava (au sud-est) et betsileo (à l’ouest) (figure 1). Les Bestileo, majoritairement riziculteurs (1 à 4 ha par exploitation), pratiquent aussi de l’élevage bovin à proximité de leurs villages (5 à 15 zébus pour les exploitations les plus aisées) (tableau 1). Malgré cette répartition spatiale, les activités de ces différents villages entrent en concurrence sur les marges : les bovins sakalava, laissés en divagation sur le grand kijana, ravagent parfois les cultures des villages betsileo ; les Betsileo, au fur et à mesure que des nouveaux membres de la famille les rejoignent, repoussent le front agricole sur les bas-fonds, au sein des pâturages sakalava (Medernach et Burnod, 2013).

Installation de l’entreprise et impacts fonciers

En mobilisant de grandes superficies foncières, l’implantation des entreprises peut générer l’éviction des détenteurs de droits locaux. Dans de nombreux pays du Sud, l’immatriculation de la terre au nom de l’État et sa cession aux investisseurs transforment les occupants, propriétaires au regard des règles foncières locales, en squatters (Alden-Wily, 2012). Quand bien même les lois nationales protègent les détenteurs de droits locaux – cas de Madagascar depuis la réforme foncière de 2005 – ces dernières sont peu respectées lors des processus d’affectation des terres aux investisseurs (Burnod et al., 2013a et b). Néanmoins, les impacts en termes d’exclusion ne sont pas les mêmes selon les catégories d’acteurs locaux. De plus, les effets ne se traduisent pas uniquement sur les modalités d’accès à la terre, mais également sur les modalités du contrôle de cet accès (Ribot et Peluso, 2003).
La compréhension du fonctionnement du système agraire couplée à une analyse de l’accès au foncier permet, au-delà de l’identification des titulaires et des droits détenus, de cerner les caractéristiques de leurs situations, leurs intérêts et contraintes8, et ce faisant, de mieux comprendre leur positionnement dans le processus de négociation avec l’entreprise.
À Mivili, celle-ci, guidée par le maire, consulte les quatre villages, tous betsileo, à proximité de la zone identifiée pour l’implantation des bâtiments et des premières parcelles. Elle est positivement accueillie par les chefs de ces villages et une partie des villageois, qui espèrent bénéficier des emplois, des infrastructures annoncées (puits, réseau électrique, école) et, surtout, grâce aux plantations de jatropha, d’une protection naturelle contre le bétail des Sakavala (Medernach, 2011). L’entreprise démarre sur des parcelles effectivement mises à disposition par leurs propriétaires, mais étend ses plantations sans se préoccuper de l’identité des usagers et propriétaires.
Suite à la mise en culture de 236 ha9, des agriculteurs betsileo perdent l’usage de la terre. Les quelques grands propriétaires, majoritairement éleveurs, qui s’étaient engagés à céder leurs terres sont contraints à rapprocher leur zone de pâturage des villages et modifier leurs pratiques d’élevage (Medernach, 2011). D’autres propriétaires betsileo ont vu leurs terres occupées, sans leur autorisation préalable, et voient leurs réserves foncières ou leurs zones de pâturage réduites. Mais ce sont surtout les propriétaires sakalava, ni informés ni consultés par l’entreprise, qui perdent l’usage d’une partie de leur grand kijana, et dans le même mouvement, leur autorité sur l’allocation des terres (figure 2). Ceci est source de conflit. Constatant le développement des plantations sur leur zone de pâtures, les grands propriétaires de bovins sakalava ont mandaté des villageois pour attaquer le principal chef de village betsileo, brûler plusieurs maisons et voler plusieurs dizaines de zébus (Medernach, 2011). Leur objectif est de réaffirmer leur autorité de propriétaires ancestraux de la terre et de rappeler aux betsileo qu’ils ne disposent que d’une maîtrise foncière secondaire et qu’ils ne peuvent pas, en s’appuyant sur un opérateur extérieur, tenter de contrôler l’accès au territoire (Burnod et al., 2013a et b). Enfin, bestileo et sakalava perdent le contrôle et l’usage de la terre d’un point de vue légal. La terre est titrée au nom de l’État et cédée en bail à l’entreprise. Les droits fonciers des propriétaires coutumiers, pourtant légalement reconnus depuis la loi foncière de 2005 – sauf dans le cas des pâturages extensifs – sont niés.
Dans le cas étudié, comme observé dans d’autres contextes (Borras et Franco, 2012 ; German et al., 2011), l’investisseur malgré sa motivation à localiser le processus de négociation à l’échelle locale, ne peut saisir la complexité des relations sociales caractérisant le territoire et la diversité des entités pouvant en revendiquer le contrôle (maire, chefs de fokontany, chefs traditionnels sakalava, élites, etc.) (Burnod et al., 2013b). L’approche couplée système agraire et accès au foncier permet d’identifier certaines catégories d’acteurs peu visibles ou géographiquement éloignés du site d’installation de l’entreprise (éleveurs transhumants, propriétaires urbains, etc.), mais déterminantes dans la gouvernance foncière locale ou potentiellement affectées par l’installation de cette entreprise.

Effets sur l’emploi local et l’allocation de la main-d’œuvre

Les promesses des entreprises en termes de nombre d’emplois créés sont rarement tenues (Deininger et al., 2011 ; Li, 2011 ; Anseeuw et al., 2012). En 2011, l’entreprise européenne JT a revu à la baisse ses objectifs de plantation (5 000 ha) et, ce faisant, ses prévisions d’emploi. L’étude technico-économique du système de production de l’entreprise a permis de quantifier les emplois créés et de faire des hypothèses sur leur évolution. Avec à l’heure actuelle 160 emplois saisonniers10 et une trentaine de postes permanents pour 230 hectares de jatropha, l’entreprise pourrait employer 350 à 600 équivalents travailleurs à plein temps (ETPT) pour 1 000 ha de culture en phase de production (Medernach, 2011). Ces chiffres sont relativement élevés au regard des besoins en main-d’œuvre d’autres cultures11 et de l’estimation d’un millier d’actifs résidant dans les alentours. L’entreprise a d’ores et déjà activé un marché du travail au niveau local et pourrait créer à terme – sans recours futur à la mécanisation de la plantation et de la récolte – un véritable bassin d’emploi. Par ailleurs, bien que limité, ce nouveau marché local a modifié le contenu et la fréquence des relations d’entraide villageoises12 (Medernach et Burnod, 2013).
Toujours dans l’optique de saisir les effets réels pour les populations locales, le diagnostic agraire permet d’analyser le profil de ces travailleurs et leur logique de recours à l’emploi. Dans de nombreux cas, les emplois créés dans les agro-industries attirent avant tout la tranche la plus pauvre de la population (Barron et Rello, 2000 ; McCulloch et Ota, 2002 ; Ortiz, 2002 ; Maertens et Swinnen, 2009), souvent immigrée, qui, sans alternatives de revenus, offre aux employeurs le plus de flexibilité en termes d’horaires comme de respect des législations (Johnson, 2007 ; Li, 2011).
À Mivili, dans un contexte très local d’absence de marché du travail et de besoins monétaires (revenu journalier proposé égal à 3 500 MGA - 1,20 €), les emplois pourraient apparaître attractifs. L’analyse des activités, calendrier de travail et des revenus des ménages – éléments constitutifs du diagnostic agraire – permet de relativiser cette attractivité. Globalement, tous les Betsileo cherchent à s’employer auprès de l’entreprise en saison sèche ; période de moindre charge en travail au niveau de leur exploitation et, auparavant, d’émigration temporaire en tant que saisonniers vers Marovoay (figure 2).
Mais la superposition des calendriers de travail des ménages d’un côté, et de l’entreprise de l’autre, montre que celle-ci embauche principalement, à la fois pour l’installation des plantations (figure 3, année 1 et 2) et pour les travaux prévisionnels de récolte du jatropha (idem, année 5), en saison de culture du riz (décembre à juin). Pendant cette période, dans une stratégie de gestion des risques et de maintien des réseaux sociaux, les Betsileo jugent que le travail dans les rizières est prioritaire car il leur permet de gagner plus13, d’assurer l’autoconsommation et de remplir leurs obligations familiales (dons de riz, entraide en travail, etc.). Ce sont donc surtout les ménages qui ont peu de terres et qui sont les plus pauvres, qu’ils soient migrants ou autochtones, qui sont recrutés. Pour ces derniers, le choix de vendre sa force de travail résulte d’une véritable comparaison de la rentabilité des activités : préférence pour le salariat en comparaison avec l’artisanat ou la production de brèdes14 (cas des femmes notamment), mais préférence pour la riziculture au détriment du salariat. Contrairement à ses engagements initiaux, l’entreprise commence alors à donner la priorité à la main-d’œuvre immigrée pour sa plus forte disponibilité et le moindre investissement à réaliser en termes de recrutement, formation et suivi.

Distribution des impacts

Le diagnostic agraire permet d’évaluer pertes et bénéfices par type d’acteurs. À Mivili, les migrants et plus petits agriculteurs ont bénéficié des opportunités économiques créées par l’entreprise (emplois et versements monétaires supérieurs dans le cadre des relations de travail auprès de leurs voisins). Par ailleurs, les Betstileo à la tête des grandes exploitations sont perdants : ils sont contraints de dépenser plus pour accéder à la main-d’œuvre, ils s’engagent rarement comme journaliers pour l’entreprise et ont perdu l’accès aux pâtures de proximité (figure 1). De même, les grands éleveurs sakalava, perdants en termes d’accès au foncier, sont indifférents aux emplois créés du fait de leur éloignement et du faible intérêt financier comparé à l’élevage15.
Le diagnostic permet de prendre en compte l’évolution éventuelle des revenus agricoles et extra-agricoles (arrêt d’activités, augmentation du salariat, etc.), mais aussi d’évaluer les modifications associées aux productions d’autoconsommation. Tandis que les ménages plus aisés ont perdu pour la production du riz entre 5 à 15% de leur profit du fait des dépenses supplémentaires exigées par la main-d’œuvre16, les petits agriculteurs (figure 1) ont pu augmenter leurs revenus grâce aux emplois de l’entreprise (+ 24% en 201117). De plus, le diagnostic agraire offre la possibilité de comparer la situation des ménages par rapport à une situation alternative « sans entreprise ». Dans un scénario de salariat saisonnier à Marovoay, ces mêmes agriculteurs peu dotés auraient pu bénéficier d’une augmentation de 23% de leurs revenus18 – un gain similaire, impliquant néanmoins une émigration temporaire.
Le diagnostic permet également de discuter des impacts sur la réduction de la pauvreté. Le développement du marché du travail local peut contribuer à une augmentation du revenu des plus pauvres (Maertens et Swinnen, 2009). Mais cette augmentation, à Mivili comme ailleurs, peut être insuffisante pour permettre une éventuelle sortie de la pauvreté (Barron et Rello, 2000 ; Li, 2011) et paraît faible par rapport à d’autres perspectives de développement. Les agriculteurs de Mivili gagneraient plus en cultivant un hectare de riz supplémentaire (entre 0,75 et 1,5 millions de MGA par ha pour 115 jours de travail) qu’en travaillant à plein temps pour l’entreprise (1,1 millions de MGA pour 312 jours) – mais il existe pour les deux options d’autres risques (agricoles/ne pas être embauché) et avantages (autosuffisance alimentaire/accès à des liquidités en période de soudure)19.
Enfin, le diagnostic agraire permet d’analyser les différents systèmes agricoles en termes d’efficience (comparaison des performances des exploitations sur la base de la richesse créée en totalité, par hectare ou par actif) et d’équité (analyse de la distribution de la valeur ajoutée entre les parties prenantes) (Cochet et Merlet, 2011). Si le premier indicateur permet de réfléchir à une valorisation optimale de la terre et des ressources, le deuxième permet de compléter l’analyse des effets d’entreprises agro-industrielles sur le développement économique local. Comme observé dans différents cas à travers le monde (Cochet et Merlet, 2011 ; Li, 2011 ; Cramb et Ferraro, 2012), les loyers en échange de l’accès au foncier sont souvent très faibles ou inexistants et les salaires pour les ouvriers locaux très bas. Ces conditions rendent les investissements rentables pour les actionnaires mais entraînent, en plus d’un écart important entre la rémunération du capital et celle du travail, un différentiel fort entre la valeur ajoutée demeurant au niveau local (salaires, loyers, etc.) et celle qui est « exportée » du territoire (détendeurs de capital nationaux ou étrangers). Faute de données robustes pour le jatropha en phase productive, ces calculs ne seront pas exposés ici pour le cas de Mivili (Medernach, 2011).

Conclusion

Finalement, quel peut être l’intérêt de mobiliser le diagnostic agraire pour étudier les impacts des changements structurels de l’agriculture à l’échelle des ménages? Cet outil, exigeant en temps et en productions de données sur le terrain, offre la possibilité de conduire une étude systémique (interrelations des facteurs et des changements) et de sortir d’une vision homogène des populations locales.
Le diagnostic agraire permet de cerner les catégories d’exploitations, de saisir la distribution des gains et des risques pour les différents groupes d’acteurs et, de ce fait, leur positionnement par rapport à l’entreprise et leurs opportunités d’améliorer ou non leurs conditions de vie. À Mivili, l’impact est positif par la création d’emploi, surtout pour les ménages les plus pauvres, et négatif à travers la concurrence d’accès aux ressources, en défaveur surtout des ménages plus aisés. Le diagnostic agraire permet aussi de mesurer certains impacts (évolution des revenus, superficies productives perdues, etc.), mais pas forcément de quantifier l’ensemble d’entre eux (comparaison du nombre de ménages qui perdent l’accès à la terre avec le nombre de ceux qui gagnent un emploi, richesse locale créée et perdue, etc.). Pour plus de représentativité, prolonger le diagnostic par un jeu d’enquêtes plus systématiques auprès des ménages et sur un plus large échantillon apparaît nécessaire.
Le diagnostic agraire, basé sur une vision dynamique de l’agriculture et des trajectoires des ménages, permet de rappeler que l’entrée d’une entreprise agricole dans un contexte local peut renforcer des dynamiques agraires en cours (tensions sur le contrôle de l’accès à la terre, transition des relations de travail du registre de l’entraide à celui du marché), réveiller des tensions (entre éleveurs sakalava et agriculteurs betsileo), et/ou créer des déséquilibres dans les rapports socio-économiques et politiques existants (fragilisation du pouvoir économique et politique détenu par les éleveurs sakalava).
Le diagnostic agraire seul ne permet pas en tant que tel de décrypter l’ensemble des enjeux et tensions foncières. Associé à une approche mettant l’accent sur la dimension foncière et les relations entre acteurs (Colin, 2004), il permet de mieux comprendre les enjeux de la négociation pour l’accès au foncier, les positionnements des différentes parties et des éléments à la source des conflits (ces derniers étant rarement strictement fonciers). Le diagnostic doit de plus être couplé plus largement à une analyse des logiques et stratégies d’acteurs qui n’appartiennent pas forcément au territoire (administrations, entités politiques, organisations ou syndicats paysans, opérateurs de développement, etc.), mais qui influent sur et participent plus ou moins directement à la gouvernance locale.
Les apports de cette méthodologie, diagnostic agraire et approche foncière, pourraient ainsi être valorisés avant toute installation de projet agro-industriel pour identifier les acteurs qui sont concernés par la négociation foncière, analyser les effets potentiels de ce développement, mettre en débat ces informations auprès des différentes parties prenantes (investisseur, décideurs publics, groupes locaux, société civile) et apporter l’information nécessaire sur les lois et outils juridiques existants. En amont, les résultats du diagnostic peuvent également venir interroger les politiques agricoles sur l’efficience et l’équité sociale et spatiale du développement d’entreprises à grande échelle relativement à d’autres alternatives de développement (agriculture familiale indépendante, agriculture contractuelle, etc.).



1 À Madagascar, en 2011, plus de 60% des investisseurs ont abandonné leur projet ; au niveau mondial, seuls 25% ont effectivement réalisé des opérations agricoles (Anseeuw et al., 2012).

2 Le diagnostic agraire est une approche méthodologique qui mobilise le concept de système agraire. Ce dernier est « l’expression théorique d’un type d’agriculture historiquement constitué et géographiquement localisé, composé d’un écosystème cultivé caractéristique et d’un système social productif défini » (Mazoyer et Roudard, 1997).

3 Grâce aux concepts emboîtés de systêmes agraire, de production, de culture et d’élevage (Badouin, 1987 ; Mazoyer et Roudard, 1997).

4 Pour respecter l’anonymat de l’entreprise, son nom et celui des localités ont été changés.

5 Sakalava et Betsileo sont des groupes socio-culturels de Madagascar. Par souci de simplification et du fait de l’origine sakalava et betsileo des familles fondatrices des villages en question, et de leur présence en majorité dans ces villages, nous parlerons de Sakalava ou Betsileo même si cela ne correspond pas à la totalité des habitants.

6 Les terres de leurs propres ancêtres sont toujours dans leur village d’origine en pays betstileo, dans lesquels ils continuent d’organiser leurs funérailles.

7 Kijana signifie pâturages en malgache. Les zébus ne sont regroupés et comptés qu’une fois par semaine. Craignant la présence humaine, à l’exception de celle du bouvier, ils évitent de se rapprocher des villages. Ceci permet aussi la sécurisation de l’élevage contre les voleurs de zébus, menace majeure dans la région.

8 Activités rémunératrices, leur besoin ou non d’emplois, leur accès aux infrastructures, etc.

9 L’emprise de l’entreprise est encore trop réduite au moment de l’étude pour que cela ait des impacts sur les marchés fonciers ou la distribution des terres en intrafamilial.

10 Sur une durée de 3 à 6 mois.

11 350 ETPT pour 1 000 ha de palmier en huile en Indonésie ou de canne à sucre récolté mécaniquement au Mozambique, contre 10 ETPT pour 10 000 ha de maïs entièrement mécanisés (Deininger et al., 2011).

12 L’entreprise a augmenté les coûts d’opportunité des travailleurs locaux qui réclament à présent aux proches chez qui ils vont travailler, un don d’argent similaire en valeur à un salaire (environ 3 500 ariary malgache [MGA] – 1,20 euros).

13 Les revenus issus du riz varient de 6 500 à 12 500 MGA par jour de travail, soit près de 2 à 4 fois plus que le salariat (Medernach, 2011).

14 Artisanat et brèdes génèrent respectivement un profit journalier inférieur au salaire de l’entreprise (respectivement 2 300 MGA et 1 100 MGA contre 3 500 MGA) ce qui a amené certaines femmes à abandonner ces activités. La production de brèdes est devenue d’autant moins attractive que la fumure (fumier des parcs à zébus) est devenue payante depuis l’arrivée de la compagnie, forte consommatrice d’intrants.

15 Les éleveurs sakalava ont en général des revenus beaucoup plus élevés que les autres ruraux (Medernach, 2011).

16 Coûts additionnels pour la production de riz de 50 000 à 100 000 MGA par ha.

17 Pour un travail de 5 mois par an chez JT.

18 Les salaires à Marovoay ont augmenté jusqu’à 4 000 MGA par journée en 2011 et certains immigrés y sont repartis.

19 Avoir de nouvelles des terres constitue bien un élément clé des stratégies paysannes locales. L’espoir d’accéder à de nouvelles terres dans les bas-fonds non cultivés en jatropha par l’entreprise a en effet été mis en avant dans les motifs d’acceptation de celle-ci.

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