vendredi 28 novembre 2014

Laurent Carpentier @locarp Exhibit B » à Saint-Denis : le théâtre face aux « antinégrophobes

« Exhibit B » à Saint-Denis : le théâtre face aux « antinégrophobes » 

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Des membres de la Brigade antinégrophobie devant le Théâtre Gérard-Philipe à Saint-Denis, le 27 novembre 2014.
La barrière a commencé à vaciller. Franco – alias le Pacificateur dans l’ancien groupe de rap La Brigade –, a grimpé sur la première marche le mégaphone à la main. « Mon corps n’est pas à vendre ! », « Décolonisons l’imaginaire ! », disaient les sages banderoles. « Salopards ! » a hurlé une pasionaria petite et baraquée. Et c’est alors que tout est parti en vrille : les barrières se sont effondrées, les grands costauds – tee-shirts noirs fraîchement endossés – de la Brigade antinégrophobie ont ouvert la voie et jeudi 27 novembre la foule galvanisée s’est ruée sur le Théâtre Gérard-Philipe (TGP) à Saint-Denis en banlieue parisienne. Une vitre brisée d’une frappe de marteau, quelques coups donnés, un début d’envahissement rapidement repoussé par la sécurité et des policiers arrivés en courant qui n’avaient visiblement rien vu venir.
Voir aussi : le portfolio sur cette manifestation
Tout ça pour quoi ? Exhibit B, une déambulation-spectacle du Sud-Africain Brett Bailey, antiraciste convaincu, cherchant à montrer au travers d’une série de tableaux vivants la souffrance infligée aux Noirs, depuis la Vénus Hottentote exhibée dans les foires au XIXe siècle jusqu’aux immigrés attachés et bâillonnés à des sièges d’avion pour être renvoyés chez eux. Paradoxalement, c’est au nom même de l’antiracisme qu’un collectif d’associations demande aujourd’hui son interdiction.
« Des Noirs, à demi dénudés, silencieux, immobiles, esthétisés sous une lumière décorative ! Un spectacle fait par un Blanc pour des Blancs qui vont voir le Noir humilié, et repartent avec un frisson d’horreur et de culpabilité… Et tout ça avec de l’argent public ! » John Mullen s’en étrangle. Mais il est ravi. A 54 ans, ce militant du Front de gauche, Blanc (lui aussi), antiraciste (lui aussi), sorti en 1986 des brumes d’Accrington, une bourgade ouvrière au nord de Manchester pour devenir professeur d’histoire au département d’anglais de l’université de Créteil, s’est trouvé une cause : faire interdire Exhibit B : « 70 000 personnes ont lu mon blog, de ma vie entière de militant cela ne m’est jamais arrivé… »

Tournée de quatre ans

Tout est parti de Birmingham, d’où une militante noire, Sara Myers, a lancé la mobilisation contre le spectacle qui était proposé cet été au Barbican Center de Londres après avoir tourné dans toute l’Europe depuis quatre ans sans qu’on y ait trouvé à redire. La mobilisation coup de poing aura cette fois raison d’Exhibit B… En découvrant ça sur la toile, le sang de John Mullen n’a fait qu’un tour : « Un zoo humain ! » Quid de La Vénus noire d’Abdellatif Kechiche (2010), sur le même thème ? « On m’en a parlé. » Et Macbeth, proposé la semaine dernière à Montreuil où il habite, par le même metteur en scène qu’Exhibit B ? Haussement d’épaules : « On ne peut pas s’occuper de tout à la fois… Les arbres de Noël de forme bizarre je m’en fous complètement, ajoute ce petit personnage sincère et agité en évoquant l’œuvre de Paul McCarthy, en forme de plug anal, sur la place Vendôme. Mais si moi – un homme – je faisais des tableaux vivants avec des femmes à moitié nues, elles me chasseraient à coups de pied et elles auraient raison. D’ailleurs, ici aussi on montre des femmes avec les seins nus ! Va savoir pourquoi les gens viennent ? »

"Exhibit B", par Brett Bailey au Festival d'Avignon, le 11 juillet 2013.
Devant le Théâtre Gérard-Philipe, sa silhouette s’efface aux milieux des grands gaillards et des coups de gueules sonores. Guerre des mégaphones entre les groupuscules. L’occasion de se compter. « Ras le bol qu’on nous méprise », « aux Etats-Unis, on nous tire comme des lapins ! », « Ils ont interdit Dieudonné. Et pas ça ? » Au milieu, Corinne, Zaya et Agnès, trois militantes du MRAP local venues défendre leur théâtre, essayent bravement de faire entendre leur voix. Elles qui ont été de tous les combats pour les sans-papiers ne comprennent pas ce qui arrive.
Et tout le monde d’être ainsi convoqué à prendre position dans un débat qui ne devrait pas l’être. On doit bien se marrer chez les vrais racistes. Christiane Taubira monte à la rescousse, dans un communiqué, en soutenant la pièce. Le rappeur D' de Kabal plaide pour la liberté d’expression sur sa page Facebook. Lilian Thuram qui, avec sa fondation, a coproduit l’exposition « Zoos humains : l’invention du sauvage » au Musée du quai Branly, a attendu de voir le spectacle pour se prononcer. Il en sort convaincu : « J’aimerais y emmener mes enfants. Bien sûr, on peut lire sur l’esclavage, mais vous n’y trouverez pas, comme ici, le regard de cette personne qui ne vous quitte pas des yeux, vous oblige à regarder. Cela n’a rien à voir avec un zoo humain… »

Chantage

Au Conseil représentatif des associations noires de France (CRAN), on était bien ennuyé. Son président, Louis-Georges Tin, a vu le spectacle à Poitiers le mois passé sans y trouver à redire. Comment prendre le train en marche sans se dédire ? « L’intention de l’artiste n’est pas douteuse, et c’est pour cela que nous ne demandons pas l’interdiction, explique-t-il de sa belle diction articulée. Mais le spectacle pose problème : comme si l’histoire de l’esclavage se résumait à cette position passive d’êtres réifiés, spectateurs endoloris de leur propre histoire alors que toute l’historiographie moderne tend à mettre en lumière les figures héroïques, de la reine N’Zinga à Toussaint Louverture. » Après un week-end de cogitations, il a trouvé la parade : le CRAN a demandé au TGP de s’engager l’an prochain sur une programmation de spectacles par eux estampillés « Exhibit White ». Le chantage était gros, la manœuvre réussie : du coup les voici libres de crier à l’intolérance et d’appeler à manifester.
Intéressant de voir comment le Web, en fédérant les gens dans leur famille de pensée, leur groupe ethnique, religieux, politique, devient une machine à fabriquer de la censure. Loin d’unifier la société, l’atomise. Outil planétaire de la mondialisation, il est dans le même temps le lieu de sa crispation : le retour au groupuscule et au sectarisme.
« Hérésie, inceste, pédophilie… » : Il a suffi de quelques mails le mois dernier pour qu’une galeriste parisienne qui exposait dans le cadre du Mois de la photo l’œuvre de Diane Ducruet décroche un autoportrait où cette dernière, bouche grande ouverte, semble dévorer sa fille. Le 1er octobre, une œuvre antiraciste de Banksy à Clacton-on-Sea, sur la côte est de l’Angleterre, est comprise à l’envers et effacée par les services de la mairie, pendant qu’à New York, l’opéra de John Adams, La Mort de Klinghoffer sur l’assassinat de ce citoyen américain juif et handicapé à bord de l’Achille-Lauro en 1985, provoque la colère de la communauté juive, comme l’an passé, les photos de la Palestinienne Ahlam Shibli exposées au Jeu de paume.
C’est, encore en 2013, une affiche pour L’Inconnu du lac, d’Alain Guiraudie, qui provoque l’émoi et se voit supprimée de l’affichage dans les villes de Saint-Cloud et Versailles : on y devine dans l’arrière-plan deux hommes en train de faire l’amour. C’est enfin bien sûr en 2011, les actions commandos des traditionalistes chrétiens contre les pièces de Romeo Castelluci ou Rodrigo Garcia censées bafouer l’image de Dieu. Partout la même chose : on n’a pas vu, on ne veut pas voir, on sait : c’est honteux, c’est dégoûtant, il faut que ça cesse !
Les affaires se multiplient à tel point que la Ligue des droits de l’homme a créé en 2002 l’Observatoire de la liberté de création. « Ces nouveaux censeurs utilisent les mêmes arguments – l’atteinte à la dignité humaine – que l’extrême droite, constate sa déléguée, l’avocate Agnès Tricoire, dénonçant une dénaturation du combat antiraciste : « Dans une démocratie, tant qu’un spectacle ne tombe pas sous le coup de la loi, il n’y a aucune raison qu’il soit empêché par quelque méthode que ce soit. »
Sur le site de pétitions en ligne change.org, John Mullen et ses copains regardent eux avec un plaisir non dissimulé la liste des signataires s’allonger – près de 20 000 signatures –, au milieu d’une jungle d’appels édifiants : « Monoprix : stop aux produits plus chers pour les femmes », 44 000 signatures. « Mettez fin à la souffrance des animaux du zoo de Fréjus », 37 000. « Assureur Shan : indemnisez Jean-Michel Billaut, amputé d’une jambe à la suite d’une faute médicale », 34 000… Une démocratie directe aux accents populistes.

Le Sud-Africain Brett Bailey à Montreuil-sous-Bois, le 17 novembre 2014.

Croisades aux noms conceptuels

Que l’art soit là pour faire bouger les lignes, pour provoquer une réaction, est une idée totalement étrangère à ces nouvelles ligues de vertu qui ont en commun à la fois leur sincérité et leur aveuglement. Comment expliquer à ces jeunes filles qui s’accrochaient hier aux portes du Théâtre de la Ville, à Paris, pour protester contre la pièce de Romeo Castelluci, que ce qui se passait à l’intérieur ne tenait pas du blasphème mais de la mystique ? Comment faire entendre aujourd’hui à ces militants antiracistes que leur combat n’est en aucun cas opposé à celui du metteur en scène ? Peu leur chaut : ils ont trouvé là – antichristianophes, antinégrophobes –, une caisse de résonance à leurs croisades aux noms si joliment conceptuels de double négation.
Au milieu de la foule, devant les morceaux de verre de la porte brisée, un grand homme blanc à belle prestance aimerait entrer dans la salle. Toute cette agitation ne semble guère l’impressionner : poète afrikaner, Breyten Breytenbach a combattu aux côtés de l’ANC (Congrès national africain). Lui qui a passé neuf années dans les geôles sud-africaines est venu voir le spectacle qui a débuté à l’intérieur. Une soixantaine de spectateurs déambulant dans un recueillement terrifiant pendant qu’au dehors hurlent les sirènes.
« Exhibit B n’est pas une pièce sur l’histoire des Noirs à l’usage d’un public blanc. C’est une pièce sur la déshumanisation qui peut toucher chacun dans la société, quelle que soit la couleur de sa peau, sa condition ethnique ou culturelle, qui secoue l’humanité de celui qui regarde comme de celui qui est regardé », expliquait Brett Bailey. Conscients des menaces sur le spectacle, ses acteurs ont tenu à témoigner par écrit à la fin du parcours sur cet engagement qui les fait ce soir jouer coûte que coûte. « Mon travail de performer agresse une bonne masse d’Africains, constate Eric Abrogoua qui porte ici un masque de fer. Ceux-ci me font entendre : “Tu es une honte pour les Africains” ou “Espèce de faux Noir”. C’est à se demander qui tient la mesure de la noirceur ? »
Pour Jean Bellorini, le tout jeune directeur du TGP, c’est là un baptême du feu : « Je ne veux pas remettre en cause la vérité de leur colère, dit-il à propos des manifestants avec qui il cherche à discuter. Exhibit B provoque ce trouble impalpable et physique que permet encore le théâtre. Mon débat c’est l’expérience intime de la représentation. Ici, l’œuvre se traverse, bouleverse, choque, transforme… Si je veux positiver tout ça, je me dis que cette agitation amène la discussion. En accélérant ainsi le dialogue, peut-être que je gagne du temps sur ce que je voulais faire ici à Saint-Denis. »

Blasphème

Mais sur place, le dialogue est celui de sourds. A l’extérieur, 200 personnes dont le sang bout. A l’intérieur, 200 qui résistent au nom de la liberté de la création. Sur le pavé, le sympathique Jean-Marie Bataille, un des quatre à l’origine du collectif anti-Exhibit B, Blanc lui aussi, a écrit une thèse sur Les Pédagogies de la décision : « Décider avec les publics en animation socioculturelle ». Quid alors des élèves de la classe de première ES du lycée Paul-Eluard, largement métissée, séduits par la pièce qu’ils viennent de voir et poursuivis à la sortie par des huées et la foule en colère ?
Lire notre post de blog : « Exhibit B » ou les moyens contestés de la lutte antiraciste
L’écrivain Claude Ribbe consent, lui, à poser une minute son mégaphone et son charisme pour parler avec « Le Monde, ce journal qui met un N majuscule au mot noir. » Un blasphème de plus, visiblement. Et le fait que Lilian Thuram ait pris position pour la pièce ? « Moi je suis agrégé de philosophie, lui est footballeur. » L’auteur du Crime de Napoléon aura en tout cas inspiré les lettrés qui ont déjà tagué le Centquatre à Paris où le spectacle doit se jouer ensuite du 7 au 14 décembre : « Pas de zoos humains dans le 19e. Gonçalves, le nègre t’emmerde. » Gonçalves c’est le fils d’immigrés portugais qui dirige le Centquatre. Le Nègre vous emmerde est le titre de l’ode que Claude Ribbe a consacré à Aimé Césaire.
Devant le théâtre, les ligues de vertu se donnent rendez-vous « même lieu, même heure, demain » pour continuer le combat. Loin de ce petit monde de bruit et de fureur, dans la rue de la République qui s’est vidée, les quelques jeunes qui traînent encore, capuches relevées, moteur du scoot à l’arrêt, le trois-feuilles à moitié roulé, se préoccupent plus de la misère dont est fait leur quotidien que de la question de sa représentation.
 Laurent Carpentier
Reporter culture

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