mercredi 13 août 2014

On se transforme en surveillants et gardiens des autres Christian Salmon Le Monde Idée 9 aout

http://blogs.mediapart.fr/blog/christian-salmon/130814/l-illumination-implacable-de-la-presence-constante-d-autrui-sur-la-scene-publique 


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9 août 2014Exclus de la ville

" On se transforme en surveillants et gardiens des autres "

Les lunettes Google Glass, dites " à réalité augmentée ", sont-elles un nouvel outil de connaissance ou un équipement portant atteinte à la vie privée ? L'essayiste Christian Salmon est inquiet

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Les Google Glass sont des lunettes équipées d'une caméra intégrée, d'un micro, d'un écran, d'un accès à Internet par Wi-Fi ou Bluetooth  et d'un écouteur. Des informations et des images se juxtaposent à ce qu'on voit de façon naturelle, permettant d'évoluer dans une " réalité augmentée ". Christian Salmon, auteur de  Storytelling. La machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits (La Découverte Poche, 2008), livre ses réflexions sur cette innovation.


Comment définiriez-vous le projet de vision augmentée des lunettes Google ?

Google Glass propose un dispositif de vision connecté  à Internet, où l'œil doublé d'une caméra est connecté à un écran capable de recevoir des données. C'est l'association de lunettes sophistiquées et d'un moteur de recherche  qui permet à la fois de voir et de tout savoir sur ce que nous voyons. Ces lunettes visent à rendre  lisible le visible, le traduisant et le décodant au gré des informations qui circulent sur le Net. Grâce aux lunettes, nous dit-on, le monde environnant va devenir compréhensible et accessible à chacun d'entre nous. J'y vois un fantasme de transparence. Cela suppose que notre monde puisse se réduire à une grille de lecture informative, ou que la carte soit le territoire. On peut aussi s'interroger sur le fait que Google Glass réalise la fusion de deux techniques qui sont par ailleurs associées à la surveillance : la vidéo et le moteur de recherche.


Le concept de Google Glass fait penser à L'Homme à la caméra (1929), de Dziga Vertov, un des inventeurs du " cinéma vérité ", mais aussi à la vision assistée par ordinateur du policier deRoboCop (1987), de  Paul Verhoeven. N'est-ce pas l'utopie d'une vision totale ?

L'analogie avec L'Homme à la caméra, ce cameraman qui parcourt Odessa en filmant tout sur son passage, voulant inventer une forme de " ciné-œil ", est frappante, mais j'évoquerais plutôt le risque, avec  ces Google Glass, d'entrer de son plein gré dans une " société disciplinaire ", comme l'appelle Michel Foucault. Dans Surveiller et punir (Gallimard, 1975), le philosophe explique qu'une telle société se développe dès qu'elle met en place deux dispositifs : un contrôle visuel continu doublé d'une surveillance continue. Sa forme achevée est le fameux panoptique de Bentham, adopté dans de nombreuses prisons, qui permet aux gardiens d'observer sans être vus. Quant à la surveillance continue, elle est, pour Foucault, rendue possible par des techniques d'écriture et de recensement, comme l'apparition des fichiers de police et des registres de toutes sortes, qui permettent de retracer le parcours des individus depuis l'école jusqu'à l'usine ou au bureau, mais aussi à l'hôpital, en prison, partout. Autrement dit, on trouve au cœur d'une société disciplinaire ce double dispositif, visuel et scriptural, qui permet de s'informer en permanence sur les individus tout en les fichant. Je crains qu'en portant les Google Glass on se transforme en des sortes de surveillants et gardiens des autres...


Ces lunettes proposent d'enrichir la vue. Mais ne la brouillent-elles  pas ?

C'est une machine qui risque de saturer la vision de données électroniques. L'individu équipé de Google Glass avance dans un monde criblé d'informations sur les autres, d'interprétations contradictoires, de publicités, un univers transformé en une somme d'a priori mais aussi de données à décoder, une réalité tournoyant comme un nuage de mots. Il n'en a plus un  mode d'emploi  mais mille, il devient une sorte de Don Quichotte prétendument omniscient qui projette sur le monde les idées folles de ses lectures, ses idéaux chevaleresques et ses peurs. Les gargotes deviennent des châteaux, les servantes des princesses et les moulins à vent des géants.


Le linguiste et philosophe américain Noam Chomsky a déclaré que Google Glass est " un outil de destruction de l'humain "...

Les lunettes ne détruisent personne, bien sûr, mais elles prétendent supprimer la part d'ombre du réel, le mystère du visible, l'espace inconnaissable entre les êtres, l'expérience de l'altérité. " Supprimer l'éloignement tue ",écrivait le poète René Char. Google Glass se présente comme un dispositif de vision " augmentée ", mais paradoxalement il réduit le champ de ce qui est observé en prétendant l'expliquer en totalité.  Voilà peut-être ce qui choque Chomsky.


Google Glass est souvent perçu comme une intrusion violente du privé dans la vie publique. Pourquoi ?

Hannah Arendt parle, dans Condition de l'homme moderne (Calmann-Lévy, 1961), de " l'illumination implacable de la présence constante d'autrui sur la scène publique ". La philosophe constate qu'avec la modernité on accepte dans la sphère publique ce qui passe pour important, digne d'être vu ou entendu. Tout le reste relève de l'affaire privée. Avec Google Glass, on est illuminé par ce qui relève des affaires privées de l'autre, on sait tout sur lui, les réseaux sociaux qu'il fréquente, quels sont ses amis, etc. La frontière entre le privé et le public s'estompe un peu plus.


Le fantasme d'une vision totale est-il nécessairement totalitaire ?

Ce n'est pas la vision totale qui porte le danger totalitaire mais l'abolition de l'expérience du monde sous une avalanche de données. Le rapport à autrui est aussitôt instrumentalisé. La relation à l'environnement devient confuse, elle tourne à l'indistinction entre les perceptions et les informations, le vrai et le faux, le réel et le virtuel.  Voilà où est le danger, me semble-t-il.


Notre capacité à appréhender le réel, ou à le rêver, risque-t-elle d'être amoindrie ?

A ce sujet, je voudrais évoquer un roman de l'écrivain albanais Ismaïl Kadaré, Le Palais des -rêves (Fayard, 1990), une institution terrifiante qui dépasse tout ce que les tyrans ont pu inventer en matière de police des esprits. Il s'agit de recenser la totalité des songes faits par les sujets de l'Empire ottoman, de les rassembler en un lieu unique afin de les passer au crible puis de les trier, les classer, les interpréter et les bannir, pour contrôler en permanence l'inconscient collectif du pays. Une entreprise grandiose, puisqu'il s'agit de traquer ce qui par essence échappe à l'écriture et à l'archivage, l'univers fuyant et volatil des rêves. Je me demande si ce fantasme du contrôle total de l'esprit des individus, situé par Kadaré dans un lointain sultanat de l'Empire, n'est pas à l'œuvre dans le projet contemporain de l'électronique portable, associée à Internet, l'espace marchand et le recensement ciblé de " big data ", faisant écran à notre regard et à nos rêves.


Peut-il y avoir un bon usage de Google Glass ?

On imagine l'avantage de ces lunettes qui apportent différents services (photo, vidéo, réalité augmentée, géolocalisation...) sans monopoliser les yeux ou les mains. Google en fait la promotion en vantant ses nombreux usages : effectuer ses achats, rechercher une information locale, appeler un taxi, les services d'urgence, etc. On avance que les sportifs enregistreront en live leurs exploits, les touristes se repéreront dans une ville inconnue, les randonneurs obtiendront des informations sur la faune  et la flore, les musées guideront les visiteurs, les musiciens verront s'afficher les partitions et les malvoyants seront prévenus des obstacles. On parle aussi de l'assistance technique qu'offrira Google Glass ou encore de détournements artistiques... Pourtant, au-delà de ces usages, Google a édité une sorte de guide des bonnes et des mauvaises pratiques (" Do's and don'ts "). L'entreprise reconnaît donc qu'il existe des risques associés.


Que dit ce guide ?

Il conseille notamment de partager ses découvertes avec la communauté, d'interagir avec le monde environnant tout en répondant aux questions des  curieux, c'est-à-dire de socialiser. Et il déconseille de s'isoler du monde, d'avoir une attitude dite de " Glasshole ", néologisme inspiré de asshole (" trou du  cul "), de se montrer grossier avec ceux qui veulent savoir si vous les filmez, si vous cherchez des informations sur eux, etc. Un des " Don'ts " précise : " Rester tout seul dans un coin de la pièce en regardant les gens et en les filmant à travers les Glass ne risque pas de vous gagner un seul ami. " Un autre déconseille de filmer pendant la pratique d'un sport extrême, pour ensuite se faire valoir : cela pourrait mener à d'absurdes prises de risque. Tout cela montre que ces lunettes ne sont pas seulement les formidables objets d'apprentissage vantés par Google, mais qu'elles créent des rapports sociaux nouveaux, qui peuvent être autant conviviaux qu'agressifs ou solitaires. Elles prescrivent encore certains comportements, qui ne sont pas nécessairement de  partage, mais pourraient transformer plus d'un porteur de lunettes en " Glasshole ".
Propos recueillis par Amaury Da Cunha

à lire" Storytelling.La machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits "de Christian Salmon(La Découverte Poche, 2008).
© Le Monde

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