vendredi 6 décembre 2013

Sebastiao Salgado, "Vale" liaisons dangereuses Nicolas Bourcier Le Monde 6/12/13

 Amazonie et Pantanal. Dans la région du Haut-Xingu, un groupe d’Indiens waura pêche dans le lac de Piyulaga près de leur village. Le bassin du Haut-Xingu abrite une population très diversifiée. État du Mato Grosso, Brésil, 2005

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Le photographe brésilien exalte dans son dernier projet-fleuve la beauté de la nature. Pour le financer, il a choisi Vale, le géant minier national, dénoncé pour ses pratiques anti-écologiques. Et il assume.

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Sebastiao Salgado, liaisons dangereuses

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 Amazonie et Pantanal. Dans la région du Haut-Xingu, un groupe d’Indiens waura pêche dans le lac de Piyulaga près de leur village. Le bassin du Haut-Xingu abrite une population très diversifiée. État du Mato Grosso, Brésil, 2005
A la Maison européenne de la photographie (MEP), lors du vernissage de l'exposition « Genesis », de Sebastiao Salgado, le 24 septembre, à Paris, un invité surprise fait sensation : Afukaka, chef de la tribu brésilienne des Kuikuro, en jean et le torse nu, coiffé de plumes rouges et jaunes. Le photographe a invité son modèle, immortalisé dans un portrait solennel, à faire le voyage depuis le Brésil. Sa présence haute en couleur appuie le discours écologiste développé dans « Genesis » : le projet est axé sur « les sanctuaires de la planète qui n'ont pas été abîmés par l'homme ».
Jusqu'ici, Sebastiao Salgado, photographe brésilien, l'un des plus populaires au monde, connu pour ses projets planétaires, avait consacré son énergie à l'espèce humaine, depuis « La main de l'homme », hommage aux travailleurs manuels, jusqu'à « Exodes », consacré aux migrations mondiales. « Genesis » se penche sur la nature. « J'ai découvert que 46 % de la planète sont préservés, raconte-t-il. C'est cette partie pure qui garantit la production d'eau, d'oxygène. Il faut la préserver. » A la MEP, ses images aux noirs et blancs contrastés et aux lumières théâtrales évoquent un éden d'avant la chute – ou d'avant la pollution : baleines monumentales, déserts et glaciers balayés par les vents, mais aussi tribus de Papouasie ou d'Ethiopie.
La recette fait mouche : à Rio et Toronto, l'exposition a attiré respectivement 100 000 et 250 000 visiteurs. Au Musée de l'Elysée, à Lausanne, elle est en passe de battre tous les records de fréquentation. « Nous pensons clore l'exposition avec 35 000 à 40 000 visiteurs, contre 20 000 habituellement », explique le directeur, Sam Stourdzé. Même record à la MEP, à Paris, où, après dix semaines d'ouverture, déjà 90 000 visiteurs l'ont parcourue. Les éditions Taschen en sont déjà au sixième tirage de l'édition grand public de Genesis, traduite en six langues.
QUATRE ANNÉES DE VOYAGES PAYÉS PAR VALE
Pourtant, le projet fait aussi grincer des dents. Car le photographe est sponsorisé par le groupe privé brésilien Vale, deuxième entreprise minière du monde. « Sebastiao Salgado vient de la même région que le groupe, il sait à quel point nous inscrivons notre démarche dans le développement durable, explique Nadine Blaser, responsable de la communication et du sponsoring de Vale International SA, à Saint-Prex, en Suisse. Son travail consiste à alerter le grand public sur le besoin de préservation de la planète, et correspond parfaitement à notre positionnement. »
L'entreprise a payé les voyages du photographe durant quatre années – sur les huit qu'a duré le projet – et financé certaines expositions en fonction des intérêts locaux du groupe (Londres et Toronto en 2013, Singapour et Shanghaï en 2014). Le montant total de l'engagement n'est pas divulgué. Tout juste connaît-on le coût de deux expositions organisées en grande pompe à Rio de Janeiro et Sao Paulo en 2013 : 2 382 350 reals (740 000 euros). Une somme importante à laquelle il faut ajouter le coût des voyages – que le journal Brasil Economico évalue à 1 million d'euros. Un chiffre ni confirmé ni démenti par le géant brésilien.Sebastiao Salgado ne voit, lui, aucune contradiction à financer un projet environnemental par une industrie qui épuise le sous-sol terrestre. « L'industrie minière n'est pas un problème, assure-t-il. Au Brésil, la plus grande pollution, c'est le pétrole, et surtout l'agriculture, qui est fatale pour la forêt. Alors que la mine est localisée. » Et puis, « sans l'industrie minière, il n'y a pas de voiture, pas de train », ajoute-t-il.
Regarder notre visuel interactif : Vale, multinationale de l’industrie sale
L'HISTOIRE EST ANCIENNE
Entre Vale et Salgado, l'histoire est ancienne. Le père de son épouse, Lelia Deluiz Wanick Salgado, a travaillé dans l'entreprise dès ses premières années d'existence. Le photographe est originaire du Minas Gerais, où surgit la première mine de l'entreprise, alors publique. « Dans mon Etat, rappelle Sebastiao Salgado, il n'y a que des mines. C'est avec cette industrie que tout le monde vit là-bas. Je suis tombé dans le chaudron. »
C'est en 1998 que Vale participe à son premier « mécénat » avec les Salgado : l'entreprise finance Instituto Terra, une fondation privée que les époux lancent sur l'ancienne ferme de 15 000 hectares du père de Sebastiao Salgado, à l'est du Minas Gerais. « La ferme était devenue un endroit mort, dévasté par la déforestation, raconte-t-il. Lelia m'a dit qu'on pouvait replanter la forêt. J'ai frappé partout pour avoir des aides. On a planté un million d'arbres et l'écosystème s'est reconstitué, les animaux sont revenus. »
Vale se flatte d'avoir fait don de 500 000 arbres issus de sa réserve naturelle à Linhares (Etat de l'Espirito Santo) pour le reboisement. De son côté, le photographe explique que sa fondation permet à deux autres de ses partenaires, le producteur de café Illy et l'éditeur Taschen, d'« effacer leur empreinte environnementale » en rachetant des crédits carbone produits par Instituto Terra. Une façon de se « verdir » à bon compte.
Sebastiao Salgado en avril 2013.
Jusqu'à « Genesis », Sebastiao Salgado avait surtout financé ses projets photographiques par la presse, selon un système bien orchestré, qui a fait de lui une entreprise et une marque internationale. Son agence Amazonas images, située à Paris, est dévolue à son œuvre : huit personnes gèrent ses publications dans la presse, ses expositions, ses livres, ses films… Sa femme, Lelia, prend en charge le commissariat d'exposition et conçoit ses livres. Son fils Juliano prépare actuellement un documentaire sur son père, prévu pour 2014.
Mais la crise de la presse a changé la donne. Pour « Genesis », plusieurs partenaires ont jeté l'éponge, comme le Guardian, qui n'a financé que les quatre premières années du projet, avant de publier au coup par coup. Le photographe s'est tourné vers la vente des tirages, en hausse – ses images de plus de deux mètres s'achètent 100 000 dollars (plus de 73 000 euros). Et aussi vers les sponsors, en particulier Vale.
56 AMENDES
Sebastiao Salgado défend son choix : « Vale n'est pas une entreprise bandit. Les plus grosses ONG brésiliennes, et aussi les municipalités, travaillent avec elle. » Une réalité dans un pays où les entreprises jouent un rôle social majeur depuis l'instauration de la loi Rouanet, adoptée par le Congrès en 1991 et qui permet de déduire l'équivalent de 4 % de leurs impôts pour financer des projets culturels. Il n'empêche, de 1997 à 2007, le groupe minier a payé 56 amendes, pour une somme totale de 37 millions de reals, infligées par Ibama, l'Institut brésilien de l'environnement : consommation de carbone provenant de la forêt native, incendies dans des aires de préservation environnementale, destruction de forêts permanentes… L'entreprise a fait appel contre la grande majorité des infractions qu'on lui reproche.
En 2010, alors que Sebastiao Salgado sillonnait la planète, Vale aurait causé des dégâts pour l'environnement sur une superficie de 741,8 km², selon l'organisation Articulation internationale des victimes de Vale (AIVV), qui regroupe 30 mouvements sociaux au Brésil, en Argentine, au Canada, au Chili et au Mozambique.
L'INFAMANT PUBLIC EYE AWARD 2012
Enfin, en janvier 2012, l'entreprise a reçu l'infamant Public Eye Award, un prix remis en marge du Forum de Davos aux sociétés « coupables de violations des droits humains et d'atteintes à l'environnement particulièrement crasses » par deux ONG, la Déclaration de Berne et Greenpeace Suisse. Vale a gagné face à Tepco, l'opérateur japonais de la centrale nucléaire de Fukushima.
« Cette nomination nous a été proposée par plusieurs ONG, dont International Rivers, sur le cas précis du barrage de Belo Monte », rappelle Michael Baumgartner, responsable des Public Eye Awards pour Greenpeace Suisse. Vale participe en effet à hauteur de 9 % dans ce mégaprojet controversé de barrage hydroélectrique sur le fleuve Xingu en Amazonie. Près de 40 000 habitants, en majorité des Indiens, ont été déplacés par les travaux et 502 km² de terres ont été inondées. Selon Michael Baumgartner, 88 000 personnes ont pris part au vote en ligne organisé pour choisir le lauréat 2012 des Public Eye Awards, et 25 041 ont opté pour Vale.
 1,5 MILLIARD DE DOLLARS EN 2013
Un faux procès, rétorque Sebastiao Salgado : « Vale n'a aucune activité là-bas, ils ont juste pris des parts. » Le groupe reste pourtant la première entreprise privée du consortium.
Le prix a poussé les dirigeants de Vale à créer un site Internet (valeesclarece.com.br) pour se défendre face aux mouvements de protestation qui ont émergé dans l'Etat du Maranhao (Brésil), au Mozambique, à Sudbury (Canada), à Morowali (Indonésie) ou encore à La Loma (Colombie). Le groupe, qui a changé de direction en 2011 et qui fait beaucoup d'efforts pour améliorer son image, rappelle avoir figuré, en janvier 2013, au Forum économique mondial à Davos, dans la liste des 50 entreprises les plus respectueuses en termes d'environnement, selon le classement établi par l'entreprise Corporate Knights…
« GREENWASHING » ?
Le groupe affirme avoir investi 1,5 milliard de dollars en 2013 dans des actions socio-environnementales à travers le globe. Cette somme colossale illustre une stratégie généralisée chez d'autres géants de l'économie mondiale (Petrobras, Total, Deutsche Bank…), soucieux de marquer des points sur le marché international devenu de plus en plus sensible aux questions environnementales. Interrogée à l'occasion de l'exposition de Sebastiao Salgado à Londres, l'ONG Amazon Watch a dénoncé le financement de Vale comme étant du « greenwashing » (opération de communication visant à s'attribuer une bonne conduite écologique).
A Paris, lors du vernissage de l'exposition « Genesis », de Sebastiao Salgado, le chef kuikuro Afukaka n'a rien dit sur Vale. Mais il a profité du voyage pour témoigner des atteintes aux droits des Indiens. Devant les images idylliques de sa tribu, il a évoqué « les digues qui font baisser le niveau de l'eau », « les touristes qui font des expéditions de pêche ». Et le barrage de Belo Monte.
Caroline Stevan

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