aMonrovia, capitale du
Liberia, il vaut mieux souffrir d'Ebola que d'une appendicite : depuis
des mois, les trois hôpitaux publics de cette ville de 1 million
d'habitants sont fermés, à l'exception de deux unités de maternité et
d'un service de réanimation. Pris d'assaut dès le commencement de
l'épidémie, mal équipés, totalement -impréparés, ils ont fini par
baisser pavillon. Le personnel soignant ne disposait ni de la formation
ni du matériel pour se protéger, pas même de gants corrects. Résultat,
des contaminations, puis des défections en série. " Sur la cinquantaine de médecins que comptait le Liberia - pour 4,4 millions d'habitants - , neuf sont morts ",-raconte
le docteur Pierre Etsé -Ditri Sallah, coordonnateur de Médecins du
monde (MDM) à Monrovia. Pourtant, par une cruelle ironie, ce ne sont pas
les lits qui manquent en ville. Au contraire : avec la baisse du nombre
de cas répertoriés ces dernières semaines, plus de la moitié des places
disponibles dans les centres consacrés à la fièvre Ebola sont
actuellement inoccupées.
Ces hôpitaux de campagne réservés à
Ebola, -implantés et gérés par des pays ou des organisations non
gouvernementales (ONG) étrangères ont été essentiels pour enrayer la
propagation d'un virus terriblement létal. Depuis le début de
l'épidémie, fin décembre 2013, la fièvre hémorragique a fait, selon le
dernier bilan de l'Organisation mondiale de la santé (OMS), un peu plus
de 6 000 morts dans les trois principaux pays -concernés, Liberia,
Sierra Leone et Guinée. Mais, dès septembre, des interrogations se sont
fait jour : ces fonds déversés dans des pays en ruine, où les systèmes
de santé méritent à peine leur nom, ne sont-ils pas un cautère sur une
jambe de bois ? Voire pis, peut-être : un sauf-conduit implicitement
délivré aux gouvernements des pays touchés, à qui l'aide extérieure
d'urgence permettrait de poursuivre dans leur incurie ?
Ebola
déchire le voile. Par son ampleur, l'épidémie agit comme le révélateur
d'un dysfonctionnement colossal, dont les ONG médicales, le plus souvent
admirables dans leur action, -seraient parties prenantes bien malgré
elles. La question se pose avec une acuité particulière à ces
organisations qui sont en première ligne dans les soins d'urgence.
Notamment à la plus ancienne et la plus importante d'entre -elles,
Médecins sans frontières (MSF), qui a lancé l'alerte dès le mois de
mars, avertissant que, faute de mesures -appropriées, l'épidémie
-deviendrait incontrôlable.
Après avoir fait longtemps la sourde
oreille, plusieurs Etats ont fini par sortir de leur torpeur, début
septembre, jetant dans la bagarre les forces nécessaires à la
construction de centres -médicaux. Face à la terreur provoquée par cette
maladie spectaculaire, mais aussi par crainte de voir la région
basculer dans le chaos, les Etats-Unis, la Chine, la France,
l'Allemagne, le Royaume-Uni, Cuba et d'autres ont envoyé des fonds, du
matériel, des médicaments, des équipes. L'urgence a produit des réponses
d'urgence. Y compris des postes de santé que les ONG ont installés à
l'automne, pour tenter de pallier la défaillance des hôpitaux publics et
assurer des soins primaires aux malades qui n'ont pas Ebola.
Cette
mobilisation, MSF en a été la cheville ouvrière. Pour secouer la
communauté internationale, et notamment l'Organisation mondiale de la
santé (OMS), l'ONG n'a pas hésité à crier au feu, puis à crier encore
plus fort parce que personne ne l'écoutait. Sa présidente
internationale, Joanne Liu, a dénoncé la responsabilité politique et
humanitaire de la communauté internationale dans undiscours choc
devant l'Assemblée générale des Nations unies. Le 18 septembre, fait
rarissime, le Conseil de sécurité adoptait une résolution affirmant que
" la progression sans précédent de l'épidémie (…)
représente une menace pour la paix et la sécurité internationales ".
Les
responsables de MSF ont-ils exagéré le -péril ? C'est ce que leur a
reproché le président guinéen Alpha Condé, furieux de la mauvaise
publicité faite à son pays. Placés sous perfusion de l'aide
internationale, les gouvernements des pays secourus sont implicitement
accusés de ne pas savoir prendre soin de leur population, de ne même pas
avoir donné l'alerte à temps, et sont donc dépossédés d'une partie de
leur souveraineté. Les -humanitaires, eux, détiennent une
" légitimité officieuse ",pour
reprendre l'expression de Rony Brauman, ex-président de MSF et toujours
membre de l'association au sein du Centre de réflexion sur l'action et
les savoirs humanitaires (Crash).
" La peur de la maladie est un référent universel, analyse-t-il.
C'est elle qui permet aux ONG médicales de s'implanter, elle qui leur
donne leurs -lettres de créance. Mais cela heurte de plein fouet la
souveraineté des Etats touchés, qui se trouvent -indirectement accusés.
Bien sûr, personne ne nous a désignés pour porter cette accusation
-collective, mais il y a des dérapages utiles. "
Ce n'est pas
un hasard si la notion d'ingérence humanitaire a fait partie de la
définition de départ des missions de Médecins sans frontières, dans les
années 1970.
" Notre -culture de médecins nous pousse à mettre de
côté les obstacles politiques et culturels qui se dressent entre nous et
le patient, -expliqueRony Brauman :
il y a un malade, et des soins possibles, tout doit se plier à cela. "
Cette
culture de l'urgence et de l'ingérence a ses détracteurs. Notamment
ceux qui dénoncent le nouvel ordre sécuritaire mondial auquel elle
participerait.
" En se préparant aux pandémies du futur, par exemple
H1N1, qui n'est jamais venue, en dépensant depuis dix ou quinze ans
plus d'argent dans ce sens que -jamais auparavant,affirme Guillaume Lachenal, historien de la médecine et spécialiste de l'Afrique,
la
communauté internationale a fait le lit de l'épidémie d'Ebola, en ne
venant pas en aide aux systèmes de santé des pays d'Afrique. " Pour prendre une métaphore médicale, cela reviendrait à poser un pansement perfectionné sur une plaie non désinfectée.
Le
chercheur rappelle que la politique d'austérité imposée par le FMI et
la Banque mondiale à ceux qu'on appelle pudiquement les " pays du Sud ",
dans les années 1990, a fait des ravages sur des infrastructures
sanitaires déjà brinquebalantes. Selon lui, la vision néolibérale d'une
" santé globale " s'est imposée.
"
On est passé d'un modèle où les Etats étaient censés prendre en charge
la santé publique à un modèle de sécurité sanitaire plus mondialisé, où
ils sont amputés de leurs moyens et de leurs responsabilités. Le cœur de
leur action se réduit à être capables de donner l'alerte. " C'est dans cet espace béant que les ONG interviennent, en faisant de leur mieux. Et en donnant, selon Guillaume Lachenal, un
" visage compassionnel " aux politiques de santé inspirées par des considérations stratégiques.
" Je suis plein d'admiration pour MSF, j'en fais partie, souligne
de son côté Vinh-Kim Nguyen, médecin et anthropologue, professeur à
l'Ecole de santé publique de l'université de Montréal, au Canada.
Mais ils se sont trouvés piégés par Ebola, contraints de gérer seuls, pendant des mois, une situation ingérable. " Dans
des pays à peu près d'aplomb, Ebola n'aurait pas été " ingérable ".
C'est une maladie tueuse, mais relativement peu virulente : une personne
atteinte en contamine 1,75 autre, contre 10 ou 15 pour la grippe.
Pour qu'elle soit transmise, il faut que les malades soient très
malades, et les contacts très rapprochés.
Dans des endroits comme le Liberia, la Sierra Leone ou la Guinée, il en va tout autrement.
"
Le budget mensuel des hôpitaux publics est épuisé en trois jours, il
n'y a pas de chambres individuelles et le personnel réutilise du
matériel jetable, parce que mieux vaut des gants usagés que pas de gants
du tout ", explique Michel Janssens, un médecin belge qui
-revient d'une mission de deux mois pour MSF, à Monrovia. Au manque de
moyens s'ajoute la faiblesse de la formation :
" La moitié des morts parmi le personnel de santé auraient pu être évitées grâce à des méthodes simples de prophylaxie : se laver les mains et les pieds à l'eau de javel, par exemple ",
insiste Gilbert Potier, directeur des opérations internationales pour
Médecins du monde (MDM). Encore faudrait-il un nombre suffisant de
points d'eau dans les hôpitaux, ce qui est très loin d'être le cas.
En répondant le mieux possible à un état de crise, permet-on au " normal " de rester tout à fait anormal ?Du
point de vue des -humanitaires, le dilemme n'en est pas vraiment un :
face à ce que Bruno Jochum, directeur de MSF Suisse, appelle un
" vacuum de responsabilités publiques ",la question s'est pourtant posée. Le débat a même été vif, au sein de MSF.
" Nous nous sommes demandé jusqu'où aller, se souvient Bruno Jochum.
Fallait-il
-intervenir plus, au risque de conforter les -acteurs locaux dans leur
inaction ? Devait-on continuer à ouvrir des centres ? " Des discussions assez théoriques, reconnaît-il, face à des gens qui agonisent. Comme le rappelle Rony Brauman,
"
des malades ont été soignés, prévenus, nous leur avons apporté une aide
réelle, vitale, et, après tout, c'est notre raison d'être ".
Pour sortir de cette impasse, il faudrait aider les pays du Sud à se reconstruire.
" Les -conduire petit à petit sur le chemin de l'autonomie ", préconise
l'ancien ministre de la santé et ancien président de la Croix-Rouge
Jean-François Mattei, qui vient de publier un vibrant plaidoyer intitulé
L'Humanitaire à l'épreuve de l'éthique (Les Liens qui libèrent,
150 p., 15 €). Tâche gigantesque, compte tenu des besoins et de la
corruption des dirigeants, dans bien des pays d'Afrique.
" Leurs poches sont sans fonds ", soupire Michel Janssens.
Quelle
part les ONG peuvent-elles prendre dans cette entreprise de
réhabilitation ? Toutes cherchent à collaborer avec les gouvernements en
place, ne serait-ce que par nécessité. Mais les résultats sont souvent
fragiles. Entre 2003 et 2013, MDM a travaillé avec les responsables de
l'administration libérienne pour remettre sur pied le système de santé,
très -endommagé par la guerre civile.
" Puis est arrivé Ebola, et tout est à recommencer ",constate Pierre Etsé Ditri Sallah, coordonnateur de cette ONG.
" Soigner dans des systèmes aussi malades, c'est difficile,estime Michel Janssens.
Les ONG ne peuvent faire que du symbolique. "
La question ne se limite pas aux obstacles techniques. Elle recoupe un
débat qui traverse toute l'histoire de MSF, comme le montre très bien
Jean-Hervé Bradol, lui aussi membre du -Centre de réflexion sur l'action
et les savoirs humanitaires. Dans un livre collectif intitulé
Agir à tout prix ? (La Découverte, 2011), ce -médecin écrit qu'au début des années 1990,
" l'idée même que l'humanitaire devrait avoir pour objectif de concourir au développement était remise en cause ".
La définition proposée à l'époque précise que
"
l'aide humanitaire n'a pas pour ambition de transformer une société,
mais d'aider ses membres à traverser une période de crise ". Le
tiers-mondisme des années 1970 a fait long feu. Entre-temps, l'ONG a
connu des expériences contestables – au Tchad par exemple, où la section
belge de l'association a fini par gérer, de facto, le système de santé
du pays, au milieu des années 1980. Une mission d'assistance technique
très " parachutée ", puisque les neuf dixièmes des responsables médicaux
de l'opération étaient des expatriés. Pas idéal pour préparer l'avenir.
Sans compter, observe Michel Janssen, qu'on ne peut pas
" retaper tout un pays uniquement par la santé… "
Pour sortir de ce qui ressemble à la quadrature du cercle, les humanitaires devraient avoir
" l'éthique "
comme boussole, soutient Jean-François Mattei. Autrement dit, ne pas
essayer de faire le bien des autres malgré eux, suggère le médecin qui a
placé en exergue de son livre une phrase attribuée à Nelson -Mandela :
" Tout ce qui est fait pour moi sans moi est fait contre moi. "
La Croix-Rouge, dont il fut le président, fait encore de l'urgence,
mais de plus en plus de la formation et de la réhabilitation.
" L'objectif n'est pas seulement de sauver quelqu'un, mais de lui offrir ensuite une machine à coudre, assure M. Mattei.
Dire aux gouvernements : on va faire les choses à -votre place, mais il faut que vous soyez dans la barque pour la suite… "
Les humanitaires, eux, rappellent qu'ils ne se contentent pas d'intervenir dans les situations de crise.
" Chez nous, l'urgence est culturellement dominante, mais pas quantitativement ",souligne
Rony Brauman. Campagnes de vaccination ou de prévention, la gamme des
opérations est vaste. Une preuve, parmi d'autres : quand un tremblement
de terre a secoué Haïti, en 2010, MSF a aussitôt pris la mesure du
drame parce que des équipes étaient déjà sur place pour un programme de
longue haleine. Surtout, les ONG médicales s'efforcent de resserrer les
liens avec les pays concernés par leur action. En octobre, MSF a chargé
des chefs de quartier des bidonvilles de Monrovia de distribuer des
antipaludéens pour éviter les crises de malaria -sévères dans une ville
où il n'était plus possible de les soigner.
Par ailleurs, indique Jean-Hervé Bradol,
" MSF fonctionne avec 90 % de personnel -national dans les pays touchés par Ebola ".
Mais là encore, rien n'est simple : les " nationaux " courent plus de
risques que les expatriés, notamment parce qu'ils poursuivent des
activités cliniques peu protégées en -dehors de leurs consultations
Ebola. Or, en cas de contamination, ils ne seront pas rapatriés. Le
problème suscite l'émotion dans l'association, au point qu'une
résolution a été -votée en conseil d'administration de MSF pour
" regretter profondément " la situation.
Chez MDM, explique Gilbert Potier, on mise sur des
" agents de santé communautaires ",-issus des pays concernés par l'épidémie, pour convaincre leurs compatriotes d'adopter les précautions nécessaires.
" Face aux défis d'Ebola, nous nous sommes posé beaucoup de questions,note Bruno Jochum.
Comment gérer la relation avec les populations ? Comment prendre en charge sans faire peur ? "
Les ONG essayent de comprendre les mécanismes culturels des pays dans
lesquels ils débarquent. Ebola leur aura appris, à leurs dépens, qu'il
n'est pas facile de faire le bien : les réactions d'hostilité auxquelles
ils ont dû faire face, en Guinée notamment, montrent bien que la
logique des uns n'est pas forcément celle des autres. La plupart des
associations ont désormais recours à des anthropologues qui leur
permettent de déchiffrer les réactions des habitants, voire de les
anticiper.
" On traverse l'épidémie, mais c'est elle qui nous fait avancer ",
observe Jean-Hervé -Bradol. Aura-t-elle aussi fait avancer les pays
qu'elle ravage, à sa manière paradoxale ? Selon Rony Brauman, les
populations concernées sont tout sauf aveugles.
" Les interventions
extérieures n'ont pas un effet anesthésiant. Lorsque des étrangers font
ce que leurs Etats devraient faire, les gens ne se disent pas que les
étrangers sont légitimes, mais que leur Etat devrait jouer son rôle. Ils
en font un reproche politique. " La route reste longue pour ces
pays abandonnés par leurs dirigeants, où l'opinion publique pèse si peu.
Mais il n'est pas impossible d'espérer que les efforts -accomplis pour
une meilleure maîtrise de la santé finissent un jour par fabriquer plus
que de la santé : du politique.
Raphaëlle Rérolle, Raphaëlle Rérolle