Extrait : début,page
UN
Tu te réveilles le matin et tu sais d'avance que c'est un jour déjà levé qui se lève. Que cette journée qui commence sera la soeur jumelle de celle d'hier, d'avant-hier et d'avantavant-hier. Tu veux trainer un peu plus au lit, voler quelques minutes supplémentaires à ce jour qui pointe afin de reposer un brin plus longtemps ton corps courbatu, particulièrement ce bras gauche encore endolori par les vibrations du lourd marteau avec lequel tu cognes quotidiennement la pierre dure. Mais il faut te lever, Dieu n'a pas fait cette nuit plus longue pour toi.
Tes trois enfants dorment encore, deux garçons et une fille. Les deux garçons partagent un matelas étalé sur un contreplaqué à même le sol, dans la pièce qui sert de salon. La fille dort avec toi. Tu l'as recueillie, il y a un peu plus d'un an, après le décès de sa mère, ta soeur cadette. Morte du sida. Injuste mort. C'est à peine si elle y avait cru, lorsqu'elle s'était aperçue que tous les symptômes de sa maladie pointaient vers le sida: le zona, l'amaigrissement, le début des diarrhées et la toux tuberculeuse.
Lorsqu'elle avait reçu les résultats des tests et qu'elle t'avait dit qu'ils indiquaient de façon irréfutable qu'elle était malade du sida, une soudaine peur panique t'avait saisie avant de se transformer en une virulente colère envers son mari, et pour cause!
Tamara ta soeur n'avait jamais eu de transfusion sanguine, et les rares fois que ses crises de paludisme ne passaient pas avec des comprimés de chloroquine et qu'il lui fallait des injections à base d'artémisinine ou de quinine, elle avait toujours utilisé des seringues à usage unique.
Mieux encore, tu étais convaincue que cette petite soeur bien-aimée dont tu avais pris soin toute ta vie avait toujours été fidèle à son mari et probablement avait-il été le premier homme avec qui elle avait fait l'amour. Comment le savais-tu? Instinct de grande soeur ! En conséquence, celui qui l'avait contaminée ne pouvait être que cet homme-là qui était devenu son mari. Ta colère contre lui redoublait chaque fois que tu le voyais s'asseoir auprès d'elle, affectueux, attentionné, lui essuyant de temps en temps le front avec son mouchoir, lui caressant les cheveux, lui parlant amoureusement. L'hypocrite! En brisant ainsi une vie en plein essor, cet individu n'était rien de moins qu'un assassin car, en plus d'ôter la vie à une soeur et de priver un enfant de sa mère, il tuait aussi l'unique intellectuelle de la famille. Triste à dire, mais en Afrique il n'y a pas que le sida et la malaria qui tuent, le mariage aussi.
Incapable de contenir tes soupçons et ta colère, tu avais décidé d'affronter ta soeur pour lui révéler l'affreuse vérité sur cet homme qu'elle continuait à aimer. Assise au bord de son lit et lui tenant la malin, tu avais eu du mal à maîtriser le flot de tes invectives tandis qu'elle te regardait sans bouger avec des yeux qui paraissaient énormes dans son visage émacié. Quand enfin tu avais cessé de parler, une esquisse de sourire s'était dessinée sur ses lèvres. D'une voix affaiblie par la maladie, elle t'avait dit:
-Méré, c'est peut-être moi qui l'ai contaminé, qui sait? Nous n'avions pas fait de tests avant de nous marier. Aujourd'hui nous sommes séropositifs tous les deux et j'ai développé la maladie avant lui. Est-ce parce que mes défenses sont plus faibles que les siennes ou est-ce parce que j'ai été contaminée plus longtemps, ;c'est-à-dire bien avant lui? Va savoir! Cela ne sert donc à tien de l'accuser.
Elle avait alors fermé les yeux, fatiguée par l'effort. Tu étais perdue, et un moment ébranlée dans tes certitudes. Tu t'étais fait cependant vite une raison, la maladie avait certainement émoussé les facultés critiques de ta pauvre soeur. Tu continueras toujours à rendre cet homme responsable de sa maladie. Mais n'y pense plus, il faut préparer la journée qui commence.
Il n'est pas encore temps de réveiller la petite, tu dois d'abord accomplir les rites qui prépareront ton corps pour cette journée qui commence. Tout d'abord, le voyage aux latrines. Un trou entouré de quelques tôles pour protéger l'intimité de l'utilisateur du moment. L'odeur t'accueille, plus forte que celle du Crésyl avec lequel tu asperges souvent l'endroit. Quand on est femme, il faut s'accroupir. Tu le fais sans avoir peur qu'un cafard ne te frôle les fesses ou la cuisse, car tu sais que ces derniers, tout comme les moustiques, se terrent à la lumière du jour.
Tu as fini. Tu vas ensuite faire ta toilette à l'eau froide. L'eau chaude est bonne pour le soir; elle relaxe ta carcasse endolorie et sale de sueur à la fin d'une dure journée de labeur, facilitant ainsi le sommeil. Le matin il faut de l'eau froide car elle requinque. Tu prends un seau et tu vas chercher l'eau dans le tonneau que tu as placé juste sous l'auvent pour recueillir l'eau de pluie. A la saison des pluies, c'est l'eau de toutes les tâches: se laver, laver la vaisselle, les vêtements.
Tu te sens mieux après la toilette. Il faut maintenant t'occuper des enfants. Tu réveilles les deux plus grands, deux garçons de douze et neuf ans. Tu leur dis d'aller se débarbouiller. De se brosser les dents avec l'eau de la bonbonne, pas avec celle du tonneau. C'est l'eau potable que tu achètes à vingt-cinq francs le seau chez ton voisin de quartier qui a de l'eau courante. Tu leur rappelles de ne pas en gâcher, d'en prendre juste assez pour emplir leur gobelet. Ils quittent le lit en bougonnant mais s'exécutent presto quand tu lèves la main en faisant semblant de les taper s'ils ne se magnent pas le popotin car aujourd'hui tu dois arriver plus tôt que d'habitude au chantier. Pour la petite, il faut de l'eau chaude. Tu es contente d'avoir acheté une gazinière qui marche avec des bouteilles de gaz butane. Finis les feux de bois et de charbon, leurs escarbilles et leur irritante fumée qui vous brûlent les yeux et vous empoisonnent les poumons. Tu mets l'eau à chauffer.
Maintenant, tu peux réveiller la petite. Elle s'appelle Lyra et elle a dix-huit mois. Tu la regardes un moment dormir de son sommeil innocent puis, dans un geste spontané d'affection, tu la prends et la serres dans tes bras. Tu l'as recueillie il y a treize mois, le jour même de la mort de ta soeur... Mais arrête d'y penser, tu as assez versé de larmes sur ta frangine ... Tu vas tâter l'eau que tu as mise à chauffer sur la gazinière ; la température est juste ce qu'il faut pour laver la fille.
Il est temps de les nourrir, de bien leur caler l'estomac pour qu'ils puissent tenir jusqu'au soir. Tu envoies l'aîné acheter des beignets, une baguette de pain et quelques carreaux de sucre au détail pendant que tu prépares une bouillie de maïs. Quand tout est prêt, vous vous mettez à déjeuner. Ils mangent la bouillie avec les beignets. Tu prends toi-même un thé fort avec une tartine de pain beurré. Cela ne vaut pas une ration de bananes plantains bouillies et pilées ou du
foufou chaud pour vous bétonner l'estomac pendant des heures contre la faim, mais au moins cela vous préserve de la sensation que provoque un ventre creux, celle de flotter au-dessus du sol.
Pendant que vous mangez tu mets la radio en marche. Celle-ci joue un rôle central dans ta vie quotidienne. C'est ta soeur qui t'a inculqué cette manie d'écouter la radio le matin pendant ton petit-déjeuner quand, tout juste rentrée de Nouvelle-Zélande où elle avait fait une partie de ses études, elle habitait encore avec vous. Tourner le bouton de son poste était son premier geste quand elle se levait le matin. A force de la taquiner sur cette marotte, elle t'avait rétorqué un matin, énigmatique: "Tu seras surprise nue ou en petite culotte le jour de l'Apocalypse alors que moi je serai déjà habillée et prête à me sauver." En tout cas, même si écouter les nouvelles tous les matins ne changeait rien dans ta galère de tous les jours, au moins tu étais au courant de ce qui se passait dans le monde.
Vous avez tous fini de déjeuner. C'est le moment de laisser les deux garçons partir pour l'école; heureusement pour toi celle-ci n'est pas loin, à peine à dix minutes de marche. Tu prodigues les conseils habituels, à l'aîné de veiller sur son petit frère, aux deux de faire attention avant de traverser la rue, encore à l'aîné de jeter un coup d'oeil sur son cadet pendant la récréation et aux deux de ne pas traîner et de rentrer aussitôt les classes terminées. Cartable au dos, les voilà partis.
Tu prends la corbeille en osier et tu la remplis des provisions pour la journée de travail: de l'eau dans un bidon en plastique de deux litres, une main de quatre bananes, des cacahuètes grillées et des tranches de manioc bouilli. Tout est prêt.
" ... Les albinos tanzaniens vivent dans la peur. Plusieurs ont été agressés ces dernières semaines. Leurs agresseurs les tuent et se servent de parties des corps des victimes telles que les cheveux, les bras, les jambes, les organes génitaux, voire du sang, pour préparer des potions qui, assurent-ils, rendront leurs clients riches et leur procureront une éternelle jeunesse. Les chercheurs d'or disent que verser du sang d'albinos sur une mine suffit à faire jaillir des pépites sans avoir à creuser la terre tandis que les pêcheurs soutiennent qu'appâter les eaux du fleuve ou du lac avec un bras ou une jambe découpé sur un corps d'albinos permet d'attraper de gros poissons le ventre gorgé d'or. Le président tanzanien a ordonné des mesures énergiques contre tous ceux qui seraient mêlés à ces meurtres.
DRAME AU NIGERIA: un supporter de Manchester United a tué quatre personnes en précipitant son minibus dans un groupe de partisans de Barcelone après la défaite du club anglais en finale de la Ligue des champions.
L'incident s'est produit dans la ville d'Ogbo mercredi soir après le succès 2-0 du Barça. ·Le conducteur était passé à côté du groupe puis il a effectué un demi-tour et il a précipité son véhicule sur eux», a dit une porte-parole de la police. A travers toute l'Afrique, les amateurs de football suivent de très près les équipes européennes, qui recrutent certains des meilleurs joueurs du continent. Le mois dernier, un fan kenyan de l'équipe d'Arsenal s'est pendu après la défaite de son équipe en demi-fmale de la Ligue des champions."
Tu arrêtes la radio. Et maintenant, en route pour le chantier.
Chantier est un bien grand mot d'ailleurs pour cette grande aire jonchée de grosses pierres et de rochers le long du fleuve. En cette saison c'est l'étiage, la meilleure période de l'année car on a moins de difficulté pour trouver la pierre. C'est l'époque où de gros blocs de grès jusque-là immergés se découvrent après le retrait des eaux, éparpillés sur le lit majeur du fleuve. Ces roches brisées en gros blocs puis concassées donnent le gttavier utilisé dans tous les travaux qui ont besoin de pierres, du béton armé au simple gravillonnage des routes de terre.
En route, tu fais le crochet habituel par le domicile de tantine Turia pour y déposer Lyra. Tu as bien de la chance car tantine garde la petite toute la journée alors que certaines femmes du chantier sont contraintes de trimballer leurs gosses avec eux, comme Batatou avec ses deux jumeaux. Lyra est toujours heureuse d'avoir sa grand-tante. A peine cette dernière l'a-t-elle prise dans ses bras qu'elle t'interpelle à brule-pourpoint:
-C'est vrai, Méré, que tous avez décidé de refuser de vendre le sac de gravier à dix mille francs?
-Oui tantine, c'est la décision que nous avons toutes prise à l'unanimité, mais on ne sait jamais. Aujourd'hui est un jour capital, nous allons savoir si nous sommes assez fortes pour ne pas céder.
-Surtout ne te laisse pas entraîner dans des trucs politiques, ma fille. La politique ce n'est pas bon, elle a tué ton oncle.
-Ne t'inquiète pas, nous voulons tout simplement vendre notre marchandise à un prix raisonnable. Allez, faut que je me sauve!
http://www.france5.fr/la-grande-librairie/index.php?page=article&numsite=1403&id_rubrique=1406&id_article=15908
sauvegarde "pdf" personnelle ,possible,si vous étes étudiant a Madagascar,ou autre pays du Sud,
extrait :
d'autres bouquins,aussi disponibles en"pdf" si vous étes étudiant, A madagascar
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Annales de géographie n° 669 (5/2009) . Les Chinois de Tananarive (Madagascar) : une minorité citadine inscrite dans des réseaux multiples à toutes les échelles
Catherine Fournet-Guérin
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Histoire africaine en Afrique : travaux de jeunes historiens africains / coordonné par Issiaka Mandé et Faranirina Rajaonah